Le Globule
brouillon
définitivement provisoire
Acte I
Trois alcôves côte à côte. Deux personnages,
A et C, dans les alcôves des extrémités. L’alcôve
du milieu est vide, la voix de B s’exprime par le truchement
d’un transistor, ou d’un haut-parleur. Les trois alcôves
sont plongées dans la pénombre, elles s’allument
quand l’un des personnages parle, au début seulement
d’alcôve du personnage qui parle, puis qui s’éteint
quand il retourne au silence, puis ensuite les trois alcôves
restent allumées pendant tout l’acte, jouant juste
sur des effets d’intensité de luminosité.
B : Nous rappelons à notre aiiii…mable clientèle
qu’il est formellement interdit de fumer dans l’établissement,
exceptés nous. D’autre part les sacs à main,
s’ils sont posés à terre, sont susceptibles
d’être confisqués…
B : Tous les voyageurs sont priés de se présenter
à la grille d’embarquement ; départ amorcé…
nous volons au-dessus de la couche lithosphérique supérieure…
C : Un petit éclat sur un front lisse. Quelques rides quand
même pour signaler la présence des nombreux rêves
de la nuit. La lumière glisse jusqu’aux lèvres
qui s’entrouvrent aussitôt. Un sourire, innocent comme
tout, ce n’est rien, je souris… Comme d’habitude.
C’est beau l’oubli. Ainsi, pas de sensation du quotidien.
Rien qu’une impression fugitive, qui dès que j’en
éprouve l’envie se fait toute petite dans une des ruelles
de mon esprit. Allez, il est temps de se lever. Histoire de se dégourdir
les jambes. Ma chambre. Rien qu’à moi. Tout est là.
Comme le familier sécurise ! Je souris toujours, naturellement.
J’effleure ces objets, les miens, que je connais si bien qu’ils
sont indissociables de mon propre corps. Tant mieux. Je suis moins
seule, ainsi. En ordre, tout est en ordre, le mien, que moi seule
a le droit de changer.
B : Installez-vous confortablement et bouclez votre ceinture de
sauvetage, fermez les yeux et fermez la bouche. Sur la tablette
de droite vous trouverez un réveil, jugez de l’usage
que vous en ferez…
A : Chaque jour je me réveille, et pour quoi ? Pour ce visage
glauque qui me fixe, sans aucune expression. Déprimant. Cent
fois j’ai espéré, mille fois, je me suis rendu
compte, et j’ai désenchanté. À quoi bon
continuer cette vie, je me suis dit. Peine perdue, rien à
faire. Et pas question d’y mettre un terme, de me suicider
! Je suis bien trop lâche… Toutes ces choses sont des
foutaises, comme si on arrêtait de vivre comme ça !
Entre ces murs, la notion du temps se perd, et je me retrouve seul,
face à moi-même, c’est-à-dire sans aucun
repère, sans aucune référence. Quelle tristesse
! Rien à faire, quand la vie est finie le rêve prend
la relève. Quelle relève ! Toute aussi déprimante.
Mais pas un bon petit cauchemar pour réveiller, rien qu’une
glissade sans fin.
B : Un des dix péchés capitaux mais naturels est l’ennui.
Si le phénomène se produit, il est recommander de
le dissimuler sous un enthousiasme extraverti…
C : La chambre est claire, comme moi. Je ne sais pas d’où
vient la source de lumière, mais je ne me pose pas la question.
Elle est si claire, cette pièce, que chaque son émis
rend un écho cristallin. J’ai l’impression de
me trouver en permanence sous une cascade, ou juste à côté.
C’est ça la magie de l’eau. Il n’y en a
pas ici, mais c’est tout comme. Toute une série d’images
aquatiques viennent prendre le relais. Je me laisse bercer par la
sensation des gouttes, leur fraîcheur explosant sur mon visage.
Une pluie très fine. Poussée légèrement
par le vent. Les gouttes viennent s’abriter sur mon corps…
J’ai l’impression de flotter. C’est beau la dérive.
On ne pense plus à rien, on se laisse porter. Il suffit de
se faire confiance. Peu le peuvent, heureusement. Car sinon ce ne
serait pas drôle. Être toute seule, c’est le privilège
du rêve devenu si proche qu’on ne le distingue plus
de la réalité. Un océan de rêves, de
bruits étouffés… des nouvelles sonorités,
assourdies, qui s’étirent en longueur, sans jamais
remonter à la surface… Quelle jouissance !
B : Le menu du jour est inscrit sur la carte. Nous vous conseillons
le numéro 213, année 90. Toutefois nous nous tenons
à votre disposition pour vous procurer services et conseils…
A : Je ne sais même pas, quand je me réveille, comme
maintenant, si c’est vraiment un réveil. Tout ce que
je sais, c’est que c’est douloureux. Mon visage est
bouffi, mes yeux se cachent derrière leurs cernes. Je me
fais horreur, j’en ai marre. Vivement une cigarette, pour
me remettre d’aplomb ! Non, cela ne fait rien, les murs vacillent,
je frissonne, j’ai froid. C’est tellement inconfortable
! Chienne de vie. Et dire qu’il faut continuer à jouer
le jeu ! Enfin… Autant se recoucher, dormir, ne plus penser
à rien. Mais non, même cela ne m’est pas permis.
Si je me recouche, j’ai le vertige, j’ai l’impression
de me recroqueviller, et de commencer à tourner, tourner
sur moi-même, de plus en plus vite, jusqu’à ce
que j’aie la nausée et que j’ouvre les yeux,
forcé.
A : Quand je suis arrivé ici, je dormais… Changement
minime. Je me retrouvais dans ma chambre, exactement comme avant,
mais quelque chose avait changé, et je ne parvenais à
savoir quoi. Comme si ma chambre avait été déplacée
à un endroit différent. C’est au silence que
je m’en suis rendus compte. Aucun bruit venant de l’extérieur,
ma voix n’avait d’écho que le miroir… et
encore. Peut-être en fait suis-je arrivé il y a deux
heures, ou dix ans. Il vaut mieux ne pas y penser, ne pas faire
le décompte. Ne pas crier, c’est inutile, complètement.
B : Dans une société mécanisée la solution
ne peut se trouver que dans l’homme. Aussi en avons-nous fabriqué
un afin d’arriver bientôt à des jours heureux…
C : J’ai une envie furieuse de vivre… Comment ? C’est
simple, il suffit de ramasser les étincelles par terre, d’en
parsemer son visage, et de sourire, de rire… Peu de choses,
mais qui donnent au visage son éclat, sa fraîcheur,
sa jeunesse. Transformer les rides en témoins du plaisir.
Regarder autour de soi, humer les effluves, les aromates, les parfums…
Tout est si facile, si simple. Fleur d’asphalte, se coucher
à même le sol et respirer, respirer. S’imprégner
de poésie, déclamer des vers… à l’abri
d’un éventuel public, dans l’intimité
de cette chambre. Une petite mélodie, oubliée depuis
longtemps, mais dont les échos continuent à résonner,
sans hâte, sans peine, tout doucement, ne demandant rien à
personne, se laissant porter par les haleines, les orifices…
Musique, magie…
B : Les migrations et transferts seront désormais possibles
entre le deuxième et troisième niveau. La ligne deuxième
premier ayant été inaugurée chaque mois à
vingt heures et trente minutes…
A : Le vertige que j’éprouve en contemplant ces objets,
je le retrouve en me regardant moi. C’est toujours la même
chose. Je n’arrive plus à me situer, par rapport au
sol. J’ai l’impression que mon corps a été
changé en immense balancier, mais immobile, figé dans
l’instant. Puis, tout à coup, je me mets en branle,
pour effectuer une rotation imperceptible vers la droite, ou la
gauche, ça dépend. L’axe de rotation est situé
à hauteur de mon nombril, mon corps tourne autour. Et j’ai
beau gémir, rien n’y fait. Au fur et à mesure
que mes pieds s’élèvent et que ma tête
descend, je sens croître en moi une terrible angoisse. Et,
au moment où je pense que c’est la fin, que je suis
mort, mes paupières s’ouvrent en un hurlement, la vision
que j’ai de mon corps rapetisse, et je me retrouve alors dans
mon état "normal". Sans faire de jeu de mots. Cette
angoisse, ce malaise, ce vertige, je les sens en moi. Tout le temps.
Ils se sont figés, comme un brasier pétrifié
soudain par la glace, mais inexorablement la couverture fond, le
feu et son cortège de flammes n’en sont que plus violentes,
acharnées, sur mon cadavre.
B : Un petit levier commande la mise en marche du dispositif. Ce
système de ventilation est donc parfait. Reste à trouver
une température élevée pour le tester…
C : La magie, c’est cela. Le tombeau de l’intimité.
Ah, comme je me sens bien, insouciante, heureuse de vivre ! (elle
éclate de rire) Les battements de mon cœur s’accentuent,
le rythme en est plus rapide, mes mouvements se font plus vifs…
Une danse, une ronde, une cadence donnée. Ma chambre. Encore.
Toujours. Pour l’instant, pour l’éternité.
Voyons cela. Mon lit. Blanc, toujours blanc. Pur. Comme moi. Enfin
je crois. Il se passe tellement de choses entre trois murs. Je ne
parviens plus très bien à savoir ce qui vraiment s’y
fait. Tant mieux, à la limite. Cela m’évite
de me poser trop de questions… indiscrètes. Mon lit
blanc, un peu froissé, couvert de rides témoignant
des mouvements que j’ai faits pour m’y vautrer…
de volupté, de plaisir, de jouissance. Je me rappelle encore
le moment où je ferme les yeux, où mon esprit s’embue
d’images, où la chambre, la mienne, devient trouble
pour enfin céder à la clarté, à la netteté,
à la limpidité de mes rêves. C’est ça
le bonheur. Ne rien faire et subir, tout en sachant très
bien qu’il n’y aura pas d’attentes. Tout arrive
si vite. Pas le temps de prendre du recul. Donc rien que des éclats
de rire, ou leurs échos. Cela revient au même.
B : La trilogie des lampadaires se montre sous ses meilleurs jours.
Le code aujourd’hui est le 2316. Attention à ne pas
l’oublier, sous peine de mauvaises rencontres…
A : Aussi, le matin, je suis las, de tout. Je revoie devant moi
les mêmes objets fantasmagoriques, maintenant sagement posés,
mais qui me fixent, me fixent. Je me regarde dans le miroir, je
suis toujours là, de travers, la même tête. Désespérant.
Je m’assieds ensuite, me tiens la tête entre les mains,
commence à gémir. C’est vraiment sans issue.
À croire qu’on se trouve dans une prison, pas assez
nette pour l’être vraiment, trop pour être une
simple chambre toute banale, anodine. C’est cela la terreur
de mon quotidien. C’est qu’il n’est pas vraiment
le mien, je le connais sans vraiment m’y reconnaître.
C’est sclérosant, à la longue… Aaaaah…
il faut que je me secoue, que je donne le change. Comme chaque jour.
C’est ça, le recul. Dès que l’on prend
une initiative, l’habitude la rabote, lui enlève toute
aspérité, lui arrache toute signification unique,
et elle se retrouve nue, en fait, rien de plus. Aucun échappatoire.
À quand les vacances ? Non, ce n’est pas drôle,
je suis toujours seul. J’en ai marre d’être aussi
lucide, d’avoir tant de recul, il faut que je m’arrête,
car je ne peux décidément rien faire.
B : Le lit du fleuve se trouve trois cents mètres au-dessous,
si vous lancez une pierre, seuls les derniers échos seront
audibles. En vous y jetant vous-mêmes, vous serez assurés
d’un spectacle de premier choix et absolument unique…
C : Le visage marqué par le plaisir je déambule dans
ma chambre. Aucun obstacle à craindre, ici. J’ai dans
ma tête un air de musique qui trotte dans les quelques quinze
centimètres qui relient mes deux oreilles… Je ne pourrais
pas dire de quel air il s’agit, mais c’est toujours
le même, familier, dont je peux deviner les moindres accords,
dont je peux prévoir à l’instant même
la note qui suit. Des touches de piano se matérialisent sur
la toile de mon esprit… C’est agréable…
comme de prendre un bain avec les mêmes bulles de savon, que
je dispose à mon gré. Ta… ta ta… et cela
continue, ça glisse, aucun mal, prédestinée
à se trouver dans ma tête. Je chantonne doucement,
sans en avoir l’air. Comme ces trois murs m’isolent,
je n’ai rien à craindre des regards malveillants…
heureusement.
B : Le phénomène rotatif se produit à l’extrémité
des virages. Il n’y a donc pas de crainte à avoir,
des bottes de foin protégeant le spectateur…
A : Tout est si sombre, ici. Je ne devrais pas me plaindre, c’est
la couleur qui me correspond. Le noir, recouvrant tout. Mais comme
ça je ne peux pas en sortir. Et j’aimerais bien, si
je pouvais. Mais avec ce noir, je ne suis pas capable de voir les
issues possibles. Tout est fondu dans le même carcan, le même
moule. La même immondice recouvrant tout de son odeur, de
sa texture. Pas moi, quand même. Je ne veux pas m’embourber
aussi facilement. Je tâte les murs, j’ausculte les objets,
sans trouver de faille. Un décor aussi lisse que la paume
de ma main. Et encore… Je ne voudrais pas m’avancer
autant. Qu’est-ce que je suis capable de reconnaître,
dans cette obscurité ? En tout cas, elle a un point positif,
c’est que je peux m’y dissimuler plus facilement…
Car vous n’avez aucune envie de me voir… Je dois vous
paraître repoussant… Vous avez depuis longtemps franchi
le cap de la pitié, de l’apitoiement. L’homme
faible est de toute façon condamné. Et je le suis
déjà par moi-même. Une parcelle de moi se dresse
devant mes yeux, et jette à ma face ses reproches, son mépris,
sa haine enfin, car bientôt, las de cette nouvelle présence,
je l’engloutis, et elle s’oublie, au fond de mon estomac.
A : Cette chambre est supposée être mon univers, mon
réconfort. Laissez-moi rire… Aucun échappatoire,
dans le fumier du familier. Je n’ai pas de rancune envers
qui que ce soit, ce n’est pas la peine. Je suis épuisé.
Arrêtez-moi si je radote. J’ai toujours l’impression
de me répéter. C’est normal, tout ce qu’il
y a de plus normal. Car c’est une situation de fait, tout
cela, ce décor, celui dans lequel j’évolue.
Un aquarium. De mes lèvres s’échappent quelques
bulles verdâtres, à la façon d’un gros
poisson visqueux. On ne se lasse pas de contempler un aquarium,
normalement. Et vous me voyez déjà fatigué,
las de ce spectacle redondant. Qu’y puis-je… pas grand
chose. J’aurais été ravi, sinon, de vous offrir
un joli petit spectacle, mais comme je macère, je n’ai
pas le choix. J’ai froid, un peu. Il faut que je bouge…
Un… Deux… Trois… Quatre… Voilà, le
tour en est fait. Ma chambre, ma belle chambre, si proche, si proche…
Aaah ! Je la repousse, sinon je risque de m’engluer au mur,
à jamais. Belle décoration en perspective ! Non, il
ne faut pas que je plaisante, j’incarne le tragique, le dramatique…
Il faut que je soulève les cœurs, que je sente mon public
remuer sur sa chaise, inconfortable. Il faut qu’il soit mal
à l’aise… (dit de façon oppressé,
à la limite du ridicule)
B : Les larmes sont silencieuses, aussi sont-elles autorisées.
En ravanche tout reniflement, tout éclat de rire bruyant
est interdit. Réflexion faite, les sourires sont aussi autorisés…
C : Je suis mon propre public. La censure n’existe pas entre
ces murs. Elle a été évacuée il y a
bien longtemps par un vulgaire balai. C’était tout
ce qu’elle méritait… Je suis mon propre public,
et pour faciliter les choses je me regarde dans la glace…
je souris toujours… Quand je pense à quelque chose,
je le propose tout de suite à mon reflet, il est d’accord.
Quelqu’un qui dit toujours oui… Ça simplifie
bien des accords.
B : La température annoncée n’est pas en rapport
avec ce qu’indiquent les cadrans. Une légère
perturbation pourrait se produire au-dessus des trois oreilles…
A : Quelquefois j’ai l’impression que je vais imploser,
que quelque chose va se briser, que je deviens fou. Eh non ! Je
suis toujours dans ma chambre, j’attends, je ne fais qu’attendre.
Cette inaction me pèse, j’en ai marre. Mais rien n’y
fait. Tout continue, comme avant. Maintenant, il fait trop chaud,
j’étouffe… aucun refuge. Rien que des objets
familiers, rien de surprenant, de divertissant. Aucune distraction.
Aaaah !
B : La mort par strangulation est la plus fréquente. Ensuite
vient la défenestration… Attendez un peu ou payez d’abord…
C : L’odeur de sainteté en perspective. Une sainte
s’épanouissant sur l’asphalte… Dans ce
petit îlot perdu que constitue ma chambre. Oubliée
du monde par sa négligence, je l’ai oubliée
volontairement. Un trou perdu, je survis, je vis, je jouis. Eh oui
! Cela vous choque, non ! Tant mieux. De toute façon, je
ne suis pas contagieuse. Mon petit délire qui m’accompagne
si fidèlement n’appartient qu’à moi, et
c’est déjà beaucoup. De la pudeur, Mademoiselle
! Pas question. Bondir, réagir, agir, et… vivre…
B : Le décollage s’est effectué sans ennui technique,
mais la suite ne laisse rien présager de bon. Veuillez consulter
votre horoscope pour de plus amples informations…
A : Quand j’ai l’impression d’arriver au bout
du tunnel, je me heurte à un mur. Et à mon horreur
je me rends compte qu’il n’a pu être fabriqué
que par moi, dans un moment d’égarement. Je m’assieds
alors par terre. Me cache la tête entre les mains, je ne veux
plus voir. Ma figure apparaît dans le miroir, elle est exsangue,
mais elle me fixe, elle ricane. C’est mon châtiment.
Ce visage ne m’appartient même plus. Le miroir en a
pris possession, totalement, sans bruit. Il détourne les
yeux de temps en temps pour regarder le mur, ses paupières
se referment, j’ouvre alors les yeux, les miens, il n’y
a plus de tunnel, il n’y a plus de mur. La chambre est intacte,
je le suis moins. Une décomposition très lente m’agite.
Elle se sent, je me bouche les narines, mais rien n’y fait,
cette odeur âcre est en moi… Aaaah ! C’est trop…
Où se trouve donc le bouton qui commande l’arrêt
de tout, l’interrupteur définitif ?
B : Le quatorzième sera disposé dans le prochain bocal,
en attendant le salon inaugural. Attention, ne vous laissez pas
abuser par de possibles contrefaçons…
A : Eh oui, je suis une charogne. Pourri à la fois de l’intérieur
et de l’extérieur. Mais une charogne de voyant pourrir,
quoi de pire ? À vous de me l’apprendre. Moi je continue
à m’enfoncer dans la boue, mes naseaux seuls surnagent
à la surface. C’est triste. Eh oui. Eh bien non. Personne
ne peut voir ce spectacle, je suis seul, entre ces trois murs. Il
n’y a rien à faire. Dès que, pour échapper
aux sables mouvants, j’essaie de m’accrocher à
un objet, à mon lit par exemple, celui-ci cède. Je
n’ai aucune aide, aucun secours. Des charognards ? Un seul…
moi-même. Je mange mes débris, je grignote les fragments,
je me régénère pour que ma souffrance soit
totale, absolue, éternelle. Une vision de l’enfer,
sans doute. Un cliché bien vivant. Que je sens, que je ressasse
en moi. La charogne est celle d’un phénix…
B : Un objet non identifié a été repéré
à l’est du cadran. Veuillez régler vos montres
en fonction. Ensuite enfilez vos masques et appuyez sur la détente…
C : Mais non, je ne suis pas folle, je vous dis ! Qu’est-ce
que vous voulez insinuer bassement par là ? Vous voulez donc
tout remettre en question ? Vous oubliez où vous vous trouvez.
Chez Moi. Dans Ma chambre. Dans Mon espace conquis. Vous voulez
tout me retirer ? Vous ne m’avez donc pas fait assez de mal
comme ça ? À quoi cela rime-t-il ? Non, non, je ne
suis pas folle, je suis totalement intacte, pure. Je n’entre
pas dans l’univers du soupçon, comme vous, à
toujours remettre en question les autres afin de vous préserver
vous-même des attaques… votre mauvaise conscience…
Moi je suis inoffensive, je ne demande rien à personne, je
suis autonome, autosuffisante. Je suis pure, je suis fière,
je suis là… pour toujours. Qu’est-ce qui vous
force à me regarder ? Rien ni personne. Je suis entre ces
trois murs pour toujours, ou plutôt pour chacun des jours
qui me précèdent et qui me suivent. Évidemment
ce n’est pas facile de vous mettre à ma place, chacun
d’entre vous, individuellement… Mais en êtes-vous
bien sûr ? Passons à des choses plus sérieuses.
Cessez de réprimer votre bâillement et oubliez-moi.
B : La page blanche à télécommande est une
pure merveille. Nous donnons trois étoiles au rapport qualité
prix. Il vous suffit donc d’introduire deux pièces
dans la fente de droite…
A : Tout ça, c’est l’habitude… le menu
du jour. Invariablement le même. Tout est prévu…
ils ont tout prévu. Et je n’ai rien à faire,
sinon me lamenter, crier dans le vide, entre ces murs. Je crie,
je pleure, je proteste, je grogne, rien à faire. Je tourne
en rond dans ma chambre, je ne peux même pas en sortir, il
n’y a pas de porte. Je reste ici, j’arpente la pièce,
je m’assois sur le lit, sur le fauteuil, je jette des coups
d’œil à travers la glace. Elle ne se casse pas.
Incassable. De jour en jour, de nuit en nuit, je fais les mêmes
gestes. Je suis réduit à une simple mécanique
de chair et d’os. Fragile mais tenace. Tout est calculé
à l’avance, comme un cobaye de laboratoire qu’on
aurait pu oublier là… ici. Et je me relève à
nouveau, et tout recommence.
B : Tous les disques rayées et les machines détraquées
devront être remis à la consigne afin d’y être
détruits par les services compétents. Les vibrations
au sous-sol ne seront que minimes pendant l’explosion…
C : Non, je ne veux pas que ma glace soit couverte de postillons…
l’image serait défigurée, émiettée…
ce serait triste… Surtout que ces postillons laisseraient
des petites taches, étoilant la surface polie. Non, je ne
voudrais pas lui infliger cet outrage. Et qu’en penserait
mon reflet du moment ? Il ne pourrait plus sourire. Passons. Je
n’ai aucune envie de partir, je suis bien, là où
je suis. Mon tapis si doux, où je m’étends,
quand j’ai envie de contempler la dimension horizontale. C’est
fou ce qu’elle peut être passionnante, cette vision.
Je me sens toute petite, toute fragile, je regarde vers le haut,
c’est amusant. Mais je risque alors de m’engourdir,
et comme j’aime faire varier les plaisirs, ce serait dommage…
Non ? Si… C’est fatigant de parler autant… je
manque de salive. Peut-être alors faudrait-il que je lèche
ma glace pour ré-ingurgiter les postillons qui s’y
trouveraient ? Vous voyez, de nouvelles possibilités jaillissent
sans cesse, je n’ai plus qu’à les cueillir, au
creux de ma main, et d’en goûter la rosée. Il
y a toujours de la rosée, il suffit de regarder autour de
soi. Je ne sais pas d’où elle vient, mais elle est
là, rassurante dans sa fraîcheur. Mes lèvres
en réclament, ma langue danse une gigue en son honneur…
Je me recouche sur mon lit, pour mieux accueillir les gouttes si
fragiles… Ainsi, dans cette position, je peux les recevoir
mollement sur ma langue, et les faire perler, rouler jusqu’au
fond de ma bouche, les sentir diminuer de volume, pour disparaître
lentement…
B : La spécialité de la maison est la fourchette qui
se met à gauche et le couteau à droite. Placez vos
pieds face à face de façon à ce qu’ils
soient perpendiculaires au sol…
C : L’argent n’a pas cours ici. Il ne sert à
rien, il ne représente rien. Riiiien ! Aussi n’essayez
pas de le rentabiliser en venant ici. Autant repartir tout de suite.
La porte n’est pas fermée. Moi, de toute façon,
je reste ici, je ne peux pas faire autrement, remarquez. Alors je
m’en fous complètement. Moi je reste dans ma chambre,
et je me parle, je monologue… Je vis. Y a-t-il quelque chose
de plus simple, de plus banal ? Non, mais c’est une merveille,
un prodige. La magie du miracle… Entre ces trois murs, tous
mes souhaits sont exaucés, comme si Mister le Très
Haut n’avait rien de mieux à faire. Pourtant, je n’ai
pas à me plaindre. Je jouis de tout… et j’ai
tant à faire pour profiter de tout ce qui est offert ! Comme
je n’ai besoin de rien, je ne cherche rien, je n’achète
rien… Pas d’argent, de billets froissés, de pièces
pesantes perçant le fond de mes poches. Légère,
légère, je vole, je plane, je surnage. La loi de la
pesanteur est vraiment trop oppressante… Vous me voyez écrasée
contre un mur, face à terre ? Moi non plus… Au lieu
de cogiter, agitons-nous. Je me lève, je respire, je me gonfle
comme un ballon de baudruche… Mais pas de risque d’éclatement.
Je ne suis pas folle, si saoule, ni droguée… Je suis
pure, comme toujours. J’atterris doucement sur mon lit, je
pose ma tête sur l’oreiller, et je regarde d’un
air béat les reflets qui dansent autour de moi…
B : Le monsieur à droite en partant de la gauche est prié
de se réveiller afin de mettre fin à ses ronflements,
le bruit nuisant au sommeil des autres spectateurs. Merci de votre
compréhension…
B : Au cas où un entracte interromprait la représentation
nous informons notre assistance que des rafraîchissements
attendent dans le hall d’entrée…
B : Monsieur B. est demandée au bureau à l’accueil
afin d’y lire la fin de son rapport… Ne le dérangez
sous aucun prétexte : la séance arrivera à
son terme dans quarante cinq secondes. Veuillez patienter…
B : Les appels seront bien entendu enregistrés et diffusés
à la fin de l’émission. Vous avez donc le temps
de le formuler car il passera en direct. Ne vous y prenez cependant
pas trop tard afin de ménager la susceptibilité des
techniciens…
B : La cabine pressurisée est pour l’instant isolée
du reste de l’appareil… La jonction entre les deux ne
se fera que par l’intermédiaire du bureau de poste.
Veuillez glisser votre enveloppe dans l’orifice pourvu à
cet effet…
B : Les besoins naturels sont actuellement en crise. Les contrefaçons
abondent, seule l’odeur permet encore de reconnaître
l’original. Un test de dépistage est donc nécessaire.
Nous cherchons des volontaires.
B : Les taches sont décrétés indélébiles.
Veuillez donc tenir compte de l’importance historique de votre
acte, sans toutefois vous laisser aller à un sabotage en
bonne et due forme…
C : Et que le bal continue… plutôt un ballet miniature,
ouvert par deux doigts… comme les gamins qui s’amusent
à mimer des personnages avec leurs mains, leurs doigts, généralement
l’index et le médium… Seulement ici c’est
pour de vrai. Entre trois murs on peut encore jouer, mais l’intensité
qui lui est conférée rend le jeu éclatant,
faisant ressortir toutes ses caractéristiques, révélant
tous ses rouages… mise à nue… obligation de jouer
selon les règles, sinon tout est remis en question. Et je
joue avec quoi ? Avec moi, bien sûr. Comme ça je gagne
toujours… pas besoin de tricher. Je crois que dans une autre
vie j’ai dû faire de la danse, parce que tout à
coup l’envie me prend d’entrer en lévitation.
Mes pieds surnagent, et puis s’envolent. Je ne leur demande
rien, je me laisse porter, c’est si facile… Un petit
ballet dis-je. Un tout petit alors, apprivoisé et bien gentil.
Inoffensif mais quand même prenant. Assez pour donner à
la danse un caractère de vraisemblance…
B : L’assistance est priée de ne pas labourer son fauteuil
en attendant la fin du spectacle. Il est recommandé de se
réciter l’alphabet grec en diagonale pour faire passer
le temps…
A : Heureusement qu’arrive la pause… Aller dans la salle
aseptisée, une sorte de cure à ce qu’il paraît.
Comment je m’en rends compte ? Par la luminosité…
quasi inexistante maintenant. C’est une sorte de signal avant-coureur…
La pénombre est trop éclatante… mes yeux sont
fatigués. Comme une sorte de voile étincelant d’absence
de lumière. Je me cogne partout, je titube, jouet désarticulé…
Je ne peux pas continuer comme ça. Alors il faut que je sorte,
bientôt, bientôt. Oh, ne vous en faîtes pas, ça
ne changera rien… J’en ai l’expérience…
Tous les jours la même chose arrive, porteuse d’espoir…
Mais j’ai cessé d’espérer, car la chute
après était trop dure. Pris de vertige je m’effondrais
sur le sol, anéanti. Tous mes muscles me lâchaient,
je restais comme ça pendant plusieurs heures, sans un geste,
inanimé. C’était terrible quand il me prenait
l’envie de me gratter… un cauchemar…
B : Le spectacle sera suivi d’une chasse au spectateur ennuyé.
Le gagnant aura le droit de revoir la représentation le lendemain,
sans aucune obligation d’achat…
A : Je suis entre trois murs, assailli par mes objets. Aucune issue,
nul échappatoire. Alors dès que je crie, les murs
me renvoient la balle, amplifiée. Et bien sûr comme
je n’ai aucun endroit où me réfugier, je la
reçois en pleine figure… et ça fait toujours
mal. Mais je ne peux vraiment pas m’empêcher de crier,
d’exprimer mon désespoir, ma révolte, si inutile
soit-elle. Les échos recommencent leur tintamarre, engluent
mes oreilles d’un liquide chaud et visqueux… du sang…
même pas. J’y porte mes mains, il n’y a rien.
Cela me rappelle les salles de torture sophistiquées où
rien de transparaît à l’extérieur…
Mes entrailles gémissent… Il faut que je continue ma
présentation. Je suis un homme véritable, tout ce
qu’il y a de plus réel, et soudain quelqu’un
a fait de moi un personnage. J’ai tout oublié, exceptée
l’impression omniprésente d’un décalage…
un faux-semblant, quelque chose qui ne va pas. Réminiscence
d’une autre vie, peut-être, je ne sais plus où
j’en suis. Les débris de masques sont devant moi…
Chacun m’appelle, me tente, je ne peux rien faire je suis
comme enchaîné. Masques pâles, grisâtres,
comme si une fine couche de poussière les avait recouverts,
indélébile… Vestiges… attendant, m’attendant,
mais quand ? Pourquoi ? À quoi bon ? Je leur fais signe que
ce n’est pas la peine, mais ils ne m’écoutent
pas, ils continuent. Ce n’est même plus la peine de
me présenter, le jeu des convenances ne fonctionne pas entre
ces trois murs. Autant se coucher, fermer les yeux, attendre le
sommeil et ses cauchemars, et se réveiller le lendemain…
pour tout reprendre à zéro. (dit lentement, avec résignation)
B : Le budget ayant été voté à l’unanimité,
moins une voix, trois s’étant abstenues, nous déclarons
la séance ouverte. Les abstentions et le vote contre sont
priés de se manifester et d’offrir leur cou afin de
faciliter la tâche…
A : Cette pièce m’enferme, j’étouffe.
Et pourtant je me laisse faire. Serais-je maso ? Non, ça
ne me fait pas plaisir. Paresseux, voilà tout. Ce silence,
le bruit de mes pas étouffés. Pourtant, aucune trace
de velours ici. C’est simple, trop. Familier, désespérément.
Et voilà, ça recommence, je tombe. Comme une masse.
Je m’allonge, je regarde en haut, pour voir le ciel. Ha ha
! Il n’y en a pas. Seulement un plafond, un mur de plus. Insignifiant.
Vraiment. Enfin, n’y pensons plus. C’est fou ce que
je m’ennuie. Je ne vais quand même pas raconter ma tendre
enfance. De toute façon, peine perdue, j’ai oublié.
Tout. Tout. C’est triste quand on a tout oublié. Aucun
réconfort du lointain, de ces souvenirs que j’aurais
pu avoir si j’avais été moins négligeant.
Mais voilà, c’est comme ça, je n’y peux
rien.
B : La montre à l’heure n’est qu’une tentative
de démoralisation. Il vaut mieux être en retard qu’à
l’heure afin d’éviter les encombrements et l’attente
inévitable…
C : Suis-je donc dans un rêve, pour que tout soit aussi simple
? Jamais je ne suis troublée, chaque chose évoque
mille merveilles pour moi. Comme un enfant dans sa chambre, qui
peut y rester enfermé pendant des siècles sans le
savoir, accaparé par la magie du familier. Il a perdu toute
notion de temps, cet enfant. Comme moi… En tout cas, j’en
ai l’impression. La certitude. Et maintenant je me lève,
et je salue les choses qui m’environnent. Ne vous en faîtes
pas, je ne suis pas folle, les choses me répondent, me parlent,
quotidiennement. Heureusement. Sinon je ne sais pas ce que je ferais,
toute seule, ici. Je disais ? Ah oui. Je converse avec les objets.
Comme c’est agréable. Car chacun recèle des
souvenirs, je les découvre, au fil de la conversation, au
cours des attouchements. Et ainsi je suis sauvée… de
quoi ? De l’ennui, de l’inquiétude, de l’isolement,
de l’attente. Je ne doute pas, je ne fais que m’étonner.
Tout en souriant. Aucune lassitude, je m’amuse. Jouir de l’instant,
celui-ci durant une éternité de moments.
B : Le système des valeurs n’est qu’un prétexte
de plus pour rater une mayonnaise ou le spot télévisé
de tout à l’heure. Surtout n’ayez pas d’inquiétude
quant au bon déroulement des opérations…
C : Et je voyage, à travers la dimension offerte par la glace,
là, en face de mon lit. Je parcours différents espaces
selon la luminosité offerte, selon l’angle où
je me place. Quelle variété déconcertante !
Je n’en reviens que difficilement. Et je n’en suis pas
encore venue à bout… chaque jour je pars à nouveau,
j’explore, je contemple, je regarde, j’admire…
Quoi ? …des reflets, des objets de ma chambre, qui m’étonnent
par leur nouvelle intensité. Leurs couleurs, les sons qui
s’y associent… Une myriade de facettes inépuisable,
car si, en théorie, on en a fait le tour, j’ai déjà
oublié celles du début, ce qui fait que tout recommence
sans que je m’en rende compte et ainsi de suite, éternellement.
De temps en temps, pour accentuer la série des surprises,
je change la glace de place, et c’est tout un univers autre
qui s’offre généreusement à mes yeux…
Inépuisable. C’est ça la magie, l’enchantement,
je dois être envoûtée, ensorcelée…
Tant mieux… Tout fuit si vite. Une jouissance ne représente
qu’un instant, aussi, pareille à une drogue et à
son accoutumance, je provoque la jouissance plus vite, toujours
plus vite, dans une danse frénétique… frisant
l’hystérie. Mais je ne m’en porte pas plus mal,
et tant mieux, car je veux vivre jusqu’à la dernière
seconde… ivresse…
C : Je me traîne, fais varier les mouvements qui m’accompagnent.
Je suis maître de tout, ici. Ma chambre, toujours elle, obscure
en ce moment… La luminosité doit être réglée
de l’extérieur, le matin très faible, puis s’intensifiant
pour atteindre son paroxysme juste avant la promenade. Mais ce n’est
pas encore l’heure. Des étincelles crépitent
sur le plancher, les joyeuses. Ces petites lueurs sont d’une
insouciance… Comme moi, remarque. Curieux, quand même,
comme phénomène. Mais je ne vais pas m’attarder
sur ces peccadilles. Je ne pense pas, je l’ai déjà
dit, je subis, je jouis. C’est déjà beaucoup.
Savoir profiter de n’importe quelle occasion se présentant
pour la prendre à mes côtés, la porter à
mes lèvres, et la baiser… (dernier mot à prononcer
dans un souffle)
B : Les départs en vacances s’annoncent très
difficiles. Les enfants et les animaux domestiques sont donc priés
de quitter les routes et de se mettre dans les abris…
A : La pénombre s’intensifie. Au fur et à mesure
que la journée s’écoule, la luminosité
décroît, et moi, je me recroqueville dans un coin,
dans mon marécage. J’y avance lentement, pour n’éclabousser
personne aux alentours… la boue tache… Corrosive…
Une flotte d’excréments. Moi, j’y suis habitué,
mais vous ? Voilà que je me mets à vouvoyer mon miroir…
Cela fait peine à voir…
A : Un pantin, une marionnette… mais qui tient les ficelles
? Je me le demande… J’aimerai bien savoir, mais réflexion
faite, je crois que c’est moi-même. Être son propre
bourreau, contre sa volonté, c’est épouvantable…
pour les nerfs. Car évidemment je n’ai même pas
le refuge de l’insensibilité… ce serait trop
beau. Être son propre bourreau, c’est comme si on se
regardait mourir, sa mort en direct. Quand on est trop lâche
pour se suicider, c’est infernal. Tout cela n’est qu’un
rêve, finalement. Un mauvais rêve, c’est tout.
Mais comme je n’arrive pas à me réveiller, ce
rêve dure, dure… Comme si un mauvais plaisant avait
oublié d’arrêter mon sommeil. Un coma prolongé
et lucide… C’est comme si j’étais dans
un désert, et que, voulant faire quelques pas, je butais
contre une paroi de glace polie, invisible mais palpable…
comique. En cherchant bien, je me rendais compte que les glaces
se rejoignaient à quatre endroits, formant un carré
autour de moi, m’y enfermant. Ici c’est à peu
près la même chose, sauf que cette fois-ci, il n’y
a que trois murs, l’ouverture étant infranchissable,
je ne sais pas pourquoi… Si je sors de ma chambre, comme tout
à l’heure, ce n’est que pour y rentrer quelques
instants plus tard. Et c’est la rechute, brutale, fatale,
inéluctable… Je baisse la tête, rien qu’à
cette idée, qui se réalisera tout à l’heure.
B : Le péage est actuellement fermé. Vous pouvez donc
circuler sur la file de gauche, à condition d’avoir
à portée de main une fiche d’identification.
Partout où la lumière verte sera allumée un
peigne sera distribué…
A : Et pourtant. De temps en temps, je ne veux plus penser. J’en
ai marre de poursuivre, j’en suis tellement fatigué
que j’en suis ivre. Toujours lucide, bien sûr, mais
titubant sur le plancher. Quand est-ce que je verrai le mot "
Fin " sur l’écran ? Pas tout de suite en tout
cas. Je purge ma peine, dans un silence grogneur, maussade. Ma chambre.
Elle me paraît bien petite. Je ne l’aime pas. Bien avant,
j’avais eu la folie de penser que c’était mon
refuge… foutaises. Maintenant je suis dégrisé,
je connais tout de cet endroit, chaque détail. Chaque objet
à sa place. Définitive. Je me sens si fatigué.
Comme si j’allais m’effondrer… Mes muscles se
relâchent, mes paupières s’affaissent, la langue
pend… je me traîne. Entre ces murs lisses. Je me glisse
dans mes draps, je ne sens que le froid, son pétillement,
ses babines. Je me relève, je marche… Un… deux…
trois…
B : L’entrée de secours ne peut être empruntée
qu’en cas d’affluence. Le cas n’est donc pas envisageable.
La sortie en revanche est discrète et sans risques. Le barbelé
n’est que dissuasif. Fermez les yeux et sautez par-dessus…
C : Fleur de bitume, n’est-ce pas ? Je suis alors une belle
plante rougeoyante, découvrant délicatement ses pétales,
caressant sa tige, berçant ses bourgeons. Une belle plante
qui a recouvert tout l’espace disponible entre ces trois murs.
À l’abri des intempéries, des pieds insouciants,
de la poussière. Toujours fraîche, comme au premier
jour, resplendissante dans son isolement. Il n’y a que moi
qui puisse la voir et en profiter, il suffit de me pencher et d’attraper
mon reflet dans la glace. Autosatisfaction, autosuffisance. Et quels
regards amoureusement échangés ! J’en suis de
temps en temps effrayée, devant tant de complicité,
de présence… Mais cela ne dure qu’un instant,
et je reprends ma course effrénée dans la dimension
de mon intérieur. Je suis une âme, rien qu’une
âme, étant entièrement exprimée, donc
n’ayant plus à me soucier de l’érosion,
de la corrosion, de la pourriture, des infections… Toute innocente,
toute neuve, toute pure… Une très belle âme,
rarissime, d’une essence inoubliable… J’éclipse
le décor, le familier, les rayons, juste par ma présence…
Jouissance de cette sorte de puissance… Absolue, sans égale,
incomparable. Pouvant librement étaler ses instincts, ses
envies. Pas de honte secrète ici… Vous n’avez
pas lu l’écriteau à l’entrée ?
(elle lève le doigt en attendant… voix du Personnage
B)
B : Les commis voyageurs et ustensiles de baignoire sont invités
à entrer dans le périmètre pourvu à
cet effet. Leur destination est pour l’instant inconnue, mais
le grand air leur permettra de prendre leur décision finale.
A : Tu comprends quelque chose à ça ? Moi non plus.
C’est pas grave, voilà que je me mets à parler
tout seul. Si tout n’était pas si silencieux ! Et non,
on ne me l’accordera même pas… Tant pis, il faut
que j’arrête de me lamenter, ça ne fait que décupler
les spectres qui me hantent. Alors, on me dira, je ne suis plus
seul… Eh bien si. Car ce que je vois sur la paroi intérieure
de mon front, ce sont tous les éléments de l’alcôve
qui reviennent, mais dans des positions différentes. Le cendrier
se dresse à angle droit par rapport au sol, les cendres qu’il
devrait contenir normalement sont à quelques centimètres
de là, en un tas compact, dans l’air. Non seulement
les objets revêtent des positions défiant le sens,
mais en plus leurs formes prennent des dimensions extravagantes,
ou minuscules. Comme dans un mauvais cauchemar. J’ai beau
ouvrir ou fermer les paupières, les formes restent les mêmes,
sombrant dans leur netteté, au bord de la folie… Oh
non, c’est trop ridicule. Car ces objets, je les connais bien,
même trop bien, eux aussi ils font partie de mon quotidien,
trop quotidien, justement. Encore une fois. Quelque chose que l’on
appelle "angoisse" s’empare de moi quand ces apparitions
approchent. Je les connais mais j’éprouve à
chaque fois un serrement caractéristique des tripes. Malgré
moi. Rien à faire. Même cette appréhension est
habitude. Aussi je m’ennuie. Pendant la journée, ces
images intérieures sont figées, je peux tourner autour,
les observer. La nuit elles accaparent mes rêves, et cette
fois-ci elles bougent. Sans aucun bruit. Un rêve sans son.
Moi je crie, je hurle. Mais les sons s’évaporent. Comme
une touche de piano. J’ouvre les paupières, brusquement,
la sueur perlant. Épuisé, je suis épuisé
(tired, I’m exhausted).
B : À l’heure de la grève, une association de
charité distribue des apéritifs ou des mets de choix,
selon la longueur de l’interruption. Les heures supplémentaires
sont bienvenues, et d’ailleurs ne seront pas de trop.
C : Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? Rien ? Mais si, plein
de belles choses… Tu souris ? Pourquoi ? Parce que moi aussi
? Ah oui, j’oubliais… Tu n’es que mon reflet,
dans cette glace, la mienne. Il faut que je me maquille pour tout
à l’heure… Ne me demandez pas pourquoi, je n’en
sais rien moi-même. Mais il le faut, un point c’est
tout. Une objection votre honneur ? Il n’est pas l’heure
? Comment ça ? Ah oui, c’est vrai, vous avez toujours
raison d’ailleurs. Bon, eh bien il me reste quelques petits
instants pour m’amuser. Il est loin, le réveil, et
le sommeil le précédant. Ça passe vraiment
vite. Tout à l’heure j’ai cherché partout
le mécanisme réglant la question du temps, je ne l’ai
pas trouvé. Tant pis, ce sera pour une autre fois. Ce qui
me manque, ici, c’est un bon feu, où me chauffer tranquillement,
contempler les flammes danser, c’est un spectacle dont je
ne me lasserai jamais. Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie
de rire. C’est comme une envie d’éternuer, ça
vous chatouille les narines, mais dès que vous y pensez,
ça ne vient pas, ce grand tremblement des particules. Un
rire libérateur. Ah, en fait, l’autre jour j’ai
appris un truc pour ne pas éternuer, quand je suis devant
ma glace par exemple et que je veux pas que celle-ci soit recouverte
de postillons : il suffit d’aspirer jusqu’à la
limite de capacité des poumons. L’envie d’exploser
s’évapore aussitôt.
B : Tout humour déplacé ou sarcastique est invité
à se faire connaître. Une étiquette prévue
à cet effet leur sera apposé, bien à l’évidence,
de manière à avertir les usagers. La couleur en sera
le jaune canari.
A : Peut-être faut-il que je me présente. Pas pour
vous, car vous me connaissez assez bien maintenant, à travers
un aperçu de mon quotidien. Non, il faut que je me présente
à moi-même, pour figer, une seule fois, les marionnettes
qui animent le jeu. Je vous le dis tout de suite, je n’ai
pas de nom… ou plutôt je ne m’en souviens plus.
De temps en temps il m’arrive d’éprouver des
réminiscences d’un passé lointain qui resurgit,
soudain. Mais lointain, flou. Je n’arrive pas à faire
la part des cris entendus, des rumeurs qui circulent… Ce n’est
pas la peine. Je suis un homme… Un homme possédant
une belle collection de masques. Ceux-ci me représentaient
à travers le monde, les circonstances, ils étaient
faciles à porter, je ne m’en rendais même pas
compte. Et puis je me suis retrouvé ici, dans ma chambre,
tout nu. Les masques, que je reconnaissais sans peine, gisaient
épars, disloqués, inutilisables. J’essaie toujours
de les mettre, mais ce n’est plus comme avant… J’ai
peur de moi-même… Écorché, sanglant. Je
suis donc un homme sans jeu social, car je suis seul… Même
vis-à-vis de moi-même. Je ne peux même plus me
cacher à mes propres yeux… rien de plus horrible…
avoir tout le temps conscience de sa misérable réalité.
Paranoïa ? Non, c’est simplement ce phénomène
de l’enfermement.
C : Je suis une enfant. Un gamin, un mioche, une gosse, une petite
fille. Je n’ai jamais vraiment grandi, j’ai toujours
refusé. Je voulais rester môme. Pour toujours, être
insouciante, fuir toute responsabilité. Me croyez-vous ?
Non ? Bon, alors je recommence. Je suis une jeune femme. Je vis
dans un entre-deux, parce que je connais tout de la vie. Elle n’a
plus rien à m’apprendre. Je suis une personne hautement
responsable… Non, ce n’est pas ça non plus, je
m’en rends compte moi-même… À mon avis
ça doit être entre les deux… Vous voyez, vous
avez de la marge. Je ne sais pas ce qui m’a poussé
à tenter cette présentation de moi-même. Le
public doit être tellement embrouillé, emberlificoté
dans les ficelles, si ce n’est simplement endormi… d’ennui.
Je le comprends, d’ailleurs. Ce n’est pas facile. Autant
respirer un bon coup, s’enfoncer dans son fauteuil, et dormir…
mais sans bruit, s’il vous plait ! Il y en a d’autres
qui travaillent, qui écoutent, qui font des efforts et qui
suent à grosses gouttes. Pas moi… moi je dors, mais
je suis atteinte de crises de somnambulisme pendant lesquelles je
parle. En fait je dors, je ronfle même, mais il s’agit
d’un ronflement un peu plus sophistiqué. Heureusement
pour moi, sinon je ne saurais vraiment pas pourquoi je suis là.
B : Les bruitages et les autres formes de sons associés sont
tout à fait normalisés dans ce cadre. Mais leurs échos
seront impitoyablement pourchassés jusqu’à leur
extermination finale. La porte de sortie se trouve donc à
gauche…
B : Tout ce que vous critiquerez pourra être retenu contre
vous au moment du procès. Nous vous conseillons donc de fermer
votre bouche ou de vous boucher les oreilles…
C : Quand je pense que tout cela arrive chaque jour, mais que l’impression
ne se mue pas en habitude ! La magie, je la sens, c’est cela.
Elle cherche mes veines, elle en trouve une, et… je m’engourdis,
je ferme les yeux, les couleurs arrivent, des bulles qui éclatent
sur le lit blanc. Des sensations, des senteurs, des odeurs. Des
goûts divers envahissent ma bouche, noyant ma langue et mon
palais de ses aromates. Enfin… enfin. Ces afflux de sens,
tous les jours… je m’endors doucement, la tête
débordant de rêves.
A : Non, vraiment, il n’y a rien à faire, à
part baisser la tête, et me couvrir le visage de mes paumes.
Une gigantesque fermeture éclair, le levier n’y étant
plus. Donc pas d’espoir. Baisser la tête, humble, humilié.
Une loque pour l’éternité. Une vermine, un mort,
un cadavre. Quelqu’un ou quelque chose qu’il faut sans
tarder écraser du pied pour ne pas se laisser contaminer.
B : Les spectateurs, s’il y en a encore, seront priés
d’applaudir au moment où nous le jugerons bon, c’est-à-dire
à la fin du spectacle… C’est-à-dire maintenant,
en vous remerciant encore de l’omelette fromage que je mangerai
ce soir…
Acte II
Lumières dans les alcôves s’éteignent.
Lumières devant s’allument. A et C sortent et vont
s’asseoir dans leurs fauteuils respectifs, selon un ordre
préétabli on le devine. Leurs gestes sont rigides.
Leurs visages inexpressifs. Ils regardent devant eux, puis s’aperçoivent,
puis se regardent. Dix secondes de silence. Aucune surprise n’est
manifestée.
A : Vous ! Ici ! …
C : Eh bien oui, comme tu peux le voir…
Quelle coïncidence ! Je ne m’y attendais vraiment pas…
Ah bon ? Vraiment pas ? Tu parles, nous nous retrouvons sur ces
chaises tous les jours !
Ce n’est pas une raison ! On ne sait jamais… Plus nous
nous voyons, plus nous avons des chances de nous perdre…
… (regard qui se détourne, puis redevient fixe)
Vous ne répondez rien…
Cela devient lassant, à la fin, de t’entendre dire
les mêmes mots, le même disque. J’en ai vraiment
marre de ta logique défaitiste…
Mais… Je ne pensais pas… Je ne voulais pas vous blesser…
Ah ça, tu ne réussiras pas de sitôt ; je suis
blasée, voilà tout, mais à un tel point ! …
…
Non, ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire, tu le sais
bien, d’ailleurs…
Sans doute… pourtant…
Pourtant quoi ?
Je ne sais pas, comme un pressentiment, un mauvais augure.
Ce que tu peux être superstitieux, c’est vraiment maladif,
chez toi… tous les jours la même chose, le même
décor, et voici que Monsieur a des pressentiments ! Laisse-moi
rire !
Je ne peux te dire ce que c’est vraiment, de peur que cette
prémonition se réalise…
As-tu donc si peur de moi ?
Non… non. Mais j’ai peur de ce destin qui me guette,
qui nous guette, et qui sera… enfin…
Tu ne finis jamais tes phrases… c’est vraiment frustrant,
pour une fois qu’il y avait une nouveauté !
Oui, mais cette nouveauté, j’ai peur qu’elle
soit définitive…
Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire…
Ce n’est pas grave, pour l’instant… Oubliez ce
que je viens de raconter.
(silence. Les deux regards redeviennent fixes.)
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