FRACTEUS matrice d'1 identité chaotique quantique / réflexion instable déformée évolutive aléatoire du je en mots / perceptions… MATRICE code source à multiples variables / dimensions connues et inconnues / coefficients espace temps indéterminés / ensemble apparemment ordonné / interface / témoignage… THEO BLAST sujet / terrain / 2 la matrice / je / est 1 / infinité (d') autre(s) / provisoirement définitif & définitivement provisoire…

 


Le Globule

brouillon définitivement provisoire


Acte I

Trois alcôves côte à côte. Deux personnages, A et C, dans les alcôves des extrémités. L’alcôve du milieu est vide, la voix de B s’exprime par le truchement d’un transistor, ou d’un haut-parleur. Les trois alcôves sont plongées dans la pénombre, elles s’allument quand l’un des personnages parle, au début seulement d’alcôve du personnage qui parle, puis qui s’éteint quand il retourne au silence, puis ensuite les trois alcôves restent allumées pendant tout l’acte, jouant juste sur des effets d’intensité de luminosité.

B : Nous rappelons à notre aiiii…mable clientèle qu’il est formellement interdit de fumer dans l’établissement, exceptés nous. D’autre part les sacs à main, s’ils sont posés à terre, sont susceptibles d’être confisqués…
B : Tous les voyageurs sont priés de se présenter à la grille d’embarquement ; départ amorcé… nous volons au-dessus de la couche lithosphérique supérieure…
C : Un petit éclat sur un front lisse. Quelques rides quand même pour signaler la présence des nombreux rêves de la nuit. La lumière glisse jusqu’aux lèvres qui s’entrouvrent aussitôt. Un sourire, innocent comme tout, ce n’est rien, je souris… Comme d’habitude. C’est beau l’oubli. Ainsi, pas de sensation du quotidien. Rien qu’une impression fugitive, qui dès que j’en éprouve l’envie se fait toute petite dans une des ruelles de mon esprit. Allez, il est temps de se lever. Histoire de se dégourdir les jambes. Ma chambre. Rien qu’à moi. Tout est là. Comme le familier sécurise ! Je souris toujours, naturellement. J’effleure ces objets, les miens, que je connais si bien qu’ils sont indissociables de mon propre corps. Tant mieux. Je suis moins seule, ainsi. En ordre, tout est en ordre, le mien, que moi seule a le droit de changer.
B : Installez-vous confortablement et bouclez votre ceinture de sauvetage, fermez les yeux et fermez la bouche. Sur la tablette de droite vous trouverez un réveil, jugez de l’usage que vous en ferez…
A : Chaque jour je me réveille, et pour quoi ? Pour ce visage glauque qui me fixe, sans aucune expression. Déprimant. Cent fois j’ai espéré, mille fois, je me suis rendu compte, et j’ai désenchanté. À quoi bon continuer cette vie, je me suis dit. Peine perdue, rien à faire. Et pas question d’y mettre un terme, de me suicider ! Je suis bien trop lâche… Toutes ces choses sont des foutaises, comme si on arrêtait de vivre comme ça ! Entre ces murs, la notion du temps se perd, et je me retrouve seul, face à moi-même, c’est-à-dire sans aucun repère, sans aucune référence. Quelle tristesse ! Rien à faire, quand la vie est finie le rêve prend la relève. Quelle relève ! Toute aussi déprimante. Mais pas un bon petit cauchemar pour réveiller, rien qu’une glissade sans fin.
B : Un des dix péchés capitaux mais naturels est l’ennui. Si le phénomène se produit, il est recommander de le dissimuler sous un enthousiasme extraverti…
C : La chambre est claire, comme moi. Je ne sais pas d’où vient la source de lumière, mais je ne me pose pas la question. Elle est si claire, cette pièce, que chaque son émis rend un écho cristallin. J’ai l’impression de me trouver en permanence sous une cascade, ou juste à côté. C’est ça la magie de l’eau. Il n’y en a pas ici, mais c’est tout comme. Toute une série d’images aquatiques viennent prendre le relais. Je me laisse bercer par la sensation des gouttes, leur fraîcheur explosant sur mon visage. Une pluie très fine. Poussée légèrement par le vent. Les gouttes viennent s’abriter sur mon corps… J’ai l’impression de flotter. C’est beau la dérive. On ne pense plus à rien, on se laisse porter. Il suffit de se faire confiance. Peu le peuvent, heureusement. Car sinon ce ne serait pas drôle. Être toute seule, c’est le privilège du rêve devenu si proche qu’on ne le distingue plus de la réalité. Un océan de rêves, de bruits étouffés… des nouvelles sonorités, assourdies, qui s’étirent en longueur, sans jamais remonter à la surface… Quelle jouissance !
B : Le menu du jour est inscrit sur la carte. Nous vous conseillons le numéro 213, année 90. Toutefois nous nous tenons à votre disposition pour vous procurer services et conseils…
A : Je ne sais même pas, quand je me réveille, comme maintenant, si c’est vraiment un réveil. Tout ce que je sais, c’est que c’est douloureux. Mon visage est bouffi, mes yeux se cachent derrière leurs cernes. Je me fais horreur, j’en ai marre. Vivement une cigarette, pour me remettre d’aplomb ! Non, cela ne fait rien, les murs vacillent, je frissonne, j’ai froid. C’est tellement inconfortable ! Chienne de vie. Et dire qu’il faut continuer à jouer le jeu ! Enfin… Autant se recoucher, dormir, ne plus penser à rien. Mais non, même cela ne m’est pas permis. Si je me recouche, j’ai le vertige, j’ai l’impression de me recroqueviller, et de commencer à tourner, tourner sur moi-même, de plus en plus vite, jusqu’à ce que j’aie la nausée et que j’ouvre les yeux, forcé.
A : Quand je suis arrivé ici, je dormais… Changement minime. Je me retrouvais dans ma chambre, exactement comme avant, mais quelque chose avait changé, et je ne parvenais à savoir quoi. Comme si ma chambre avait été déplacée à un endroit différent. C’est au silence que je m’en suis rendus compte. Aucun bruit venant de l’extérieur, ma voix n’avait d’écho que le miroir… et encore. Peut-être en fait suis-je arrivé il y a deux heures, ou dix ans. Il vaut mieux ne pas y penser, ne pas faire le décompte. Ne pas crier, c’est inutile, complètement.
B : Dans une société mécanisée la solution ne peut se trouver que dans l’homme. Aussi en avons-nous fabriqué un afin d’arriver bientôt à des jours heureux…
C : J’ai une envie furieuse de vivre… Comment ? C’est simple, il suffit de ramasser les étincelles par terre, d’en parsemer son visage, et de sourire, de rire… Peu de choses, mais qui donnent au visage son éclat, sa fraîcheur, sa jeunesse. Transformer les rides en témoins du plaisir. Regarder autour de soi, humer les effluves, les aromates, les parfums… Tout est si facile, si simple. Fleur d’asphalte, se coucher à même le sol et respirer, respirer. S’imprégner de poésie, déclamer des vers… à l’abri d’un éventuel public, dans l’intimité de cette chambre. Une petite mélodie, oubliée depuis longtemps, mais dont les échos continuent à résonner, sans hâte, sans peine, tout doucement, ne demandant rien à personne, se laissant porter par les haleines, les orifices… Musique, magie…
B : Les migrations et transferts seront désormais possibles entre le deuxième et troisième niveau. La ligne deuxième premier ayant été inaugurée chaque mois à vingt heures et trente minutes…
A : Le vertige que j’éprouve en contemplant ces objets, je le retrouve en me regardant moi. C’est toujours la même chose. Je n’arrive plus à me situer, par rapport au sol. J’ai l’impression que mon corps a été changé en immense balancier, mais immobile, figé dans l’instant. Puis, tout à coup, je me mets en branle, pour effectuer une rotation imperceptible vers la droite, ou la gauche, ça dépend. L’axe de rotation est situé à hauteur de mon nombril, mon corps tourne autour. Et j’ai beau gémir, rien n’y fait. Au fur et à mesure que mes pieds s’élèvent et que ma tête descend, je sens croître en moi une terrible angoisse. Et, au moment où je pense que c’est la fin, que je suis mort, mes paupières s’ouvrent en un hurlement, la vision que j’ai de mon corps rapetisse, et je me retrouve alors dans mon état "normal". Sans faire de jeu de mots. Cette angoisse, ce malaise, ce vertige, je les sens en moi. Tout le temps. Ils se sont figés, comme un brasier pétrifié soudain par la glace, mais inexorablement la couverture fond, le feu et son cortège de flammes n’en sont que plus violentes, acharnées, sur mon cadavre.
B : Un petit levier commande la mise en marche du dispositif. Ce système de ventilation est donc parfait. Reste à trouver une température élevée pour le tester…
C : La magie, c’est cela. Le tombeau de l’intimité. Ah, comme je me sens bien, insouciante, heureuse de vivre ! (elle éclate de rire) Les battements de mon cœur s’accentuent, le rythme en est plus rapide, mes mouvements se font plus vifs… Une danse, une ronde, une cadence donnée. Ma chambre. Encore. Toujours. Pour l’instant, pour l’éternité. Voyons cela. Mon lit. Blanc, toujours blanc. Pur. Comme moi. Enfin je crois. Il se passe tellement de choses entre trois murs. Je ne parviens plus très bien à savoir ce qui vraiment s’y fait. Tant mieux, à la limite. Cela m’évite de me poser trop de questions… indiscrètes. Mon lit blanc, un peu froissé, couvert de rides témoignant des mouvements que j’ai faits pour m’y vautrer… de volupté, de plaisir, de jouissance. Je me rappelle encore le moment où je ferme les yeux, où mon esprit s’embue d’images, où la chambre, la mienne, devient trouble pour enfin céder à la clarté, à la netteté, à la limpidité de mes rêves. C’est ça le bonheur. Ne rien faire et subir, tout en sachant très bien qu’il n’y aura pas d’attentes. Tout arrive si vite. Pas le temps de prendre du recul. Donc rien que des éclats de rire, ou leurs échos. Cela revient au même.
B : La trilogie des lampadaires se montre sous ses meilleurs jours. Le code aujourd’hui est le 2316. Attention à ne pas l’oublier, sous peine de mauvaises rencontres…
A : Aussi, le matin, je suis las, de tout. Je revoie devant moi les mêmes objets fantasmagoriques, maintenant sagement posés, mais qui me fixent, me fixent. Je me regarde dans le miroir, je suis toujours là, de travers, la même tête. Désespérant. Je m’assieds ensuite, me tiens la tête entre les mains, commence à gémir. C’est vraiment sans issue. À croire qu’on se trouve dans une prison, pas assez nette pour l’être vraiment, trop pour être une simple chambre toute banale, anodine. C’est cela la terreur de mon quotidien. C’est qu’il n’est pas vraiment le mien, je le connais sans vraiment m’y reconnaître. C’est sclérosant, à la longue… Aaaaah… il faut que je me secoue, que je donne le change. Comme chaque jour. C’est ça, le recul. Dès que l’on prend une initiative, l’habitude la rabote, lui enlève toute aspérité, lui arrache toute signification unique, et elle se retrouve nue, en fait, rien de plus. Aucun échappatoire. À quand les vacances ? Non, ce n’est pas drôle, je suis toujours seul. J’en ai marre d’être aussi lucide, d’avoir tant de recul, il faut que je m’arrête, car je ne peux décidément rien faire.
B : Le lit du fleuve se trouve trois cents mètres au-dessous, si vous lancez une pierre, seuls les derniers échos seront audibles. En vous y jetant vous-mêmes, vous serez assurés d’un spectacle de premier choix et absolument unique…
C : Le visage marqué par le plaisir je déambule dans ma chambre. Aucun obstacle à craindre, ici. J’ai dans ma tête un air de musique qui trotte dans les quelques quinze centimètres qui relient mes deux oreilles… Je ne pourrais pas dire de quel air il s’agit, mais c’est toujours le même, familier, dont je peux deviner les moindres accords, dont je peux prévoir à l’instant même la note qui suit. Des touches de piano se matérialisent sur la toile de mon esprit… C’est agréable… comme de prendre un bain avec les mêmes bulles de savon, que je dispose à mon gré. Ta… ta ta… et cela continue, ça glisse, aucun mal, prédestinée à se trouver dans ma tête. Je chantonne doucement, sans en avoir l’air. Comme ces trois murs m’isolent, je n’ai rien à craindre des regards malveillants… heureusement.
B : Le phénomène rotatif se produit à l’extrémité des virages. Il n’y a donc pas de crainte à avoir, des bottes de foin protégeant le spectateur…
A : Tout est si sombre, ici. Je ne devrais pas me plaindre, c’est la couleur qui me correspond. Le noir, recouvrant tout. Mais comme ça je ne peux pas en sortir. Et j’aimerais bien, si je pouvais. Mais avec ce noir, je ne suis pas capable de voir les issues possibles. Tout est fondu dans le même carcan, le même moule. La même immondice recouvrant tout de son odeur, de sa texture. Pas moi, quand même. Je ne veux pas m’embourber aussi facilement. Je tâte les murs, j’ausculte les objets, sans trouver de faille. Un décor aussi lisse que la paume de ma main. Et encore… Je ne voudrais pas m’avancer autant. Qu’est-ce que je suis capable de reconnaître, dans cette obscurité ? En tout cas, elle a un point positif, c’est que je peux m’y dissimuler plus facilement… Car vous n’avez aucune envie de me voir… Je dois vous paraître repoussant… Vous avez depuis longtemps franchi le cap de la pitié, de l’apitoiement. L’homme faible est de toute façon condamné. Et je le suis déjà par moi-même. Une parcelle de moi se dresse devant mes yeux, et jette à ma face ses reproches, son mépris, sa haine enfin, car bientôt, las de cette nouvelle présence, je l’engloutis, et elle s’oublie, au fond de mon estomac.
A : Cette chambre est supposée être mon univers, mon réconfort. Laissez-moi rire… Aucun échappatoire, dans le fumier du familier. Je n’ai pas de rancune envers qui que ce soit, ce n’est pas la peine. Je suis épuisé. Arrêtez-moi si je radote. J’ai toujours l’impression de me répéter. C’est normal, tout ce qu’il y a de plus normal. Car c’est une situation de fait, tout cela, ce décor, celui dans lequel j’évolue. Un aquarium. De mes lèvres s’échappent quelques bulles verdâtres, à la façon d’un gros poisson visqueux. On ne se lasse pas de contempler un aquarium, normalement. Et vous me voyez déjà fatigué, las de ce spectacle redondant. Qu’y puis-je… pas grand chose. J’aurais été ravi, sinon, de vous offrir un joli petit spectacle, mais comme je macère, je n’ai pas le choix. J’ai froid, un peu. Il faut que je bouge… Un… Deux… Trois… Quatre… Voilà, le tour en est fait. Ma chambre, ma belle chambre, si proche, si proche… Aaah ! Je la repousse, sinon je risque de m’engluer au mur, à jamais. Belle décoration en perspective ! Non, il ne faut pas que je plaisante, j’incarne le tragique, le dramatique… Il faut que je soulève les cœurs, que je sente mon public remuer sur sa chaise, inconfortable. Il faut qu’il soit mal à l’aise… (dit de façon oppressé, à la limite du ridicule)
B : Les larmes sont silencieuses, aussi sont-elles autorisées. En ravanche tout reniflement, tout éclat de rire bruyant est interdit. Réflexion faite, les sourires sont aussi autorisés…
C : Je suis mon propre public. La censure n’existe pas entre ces murs. Elle a été évacuée il y a bien longtemps par un vulgaire balai. C’était tout ce qu’elle méritait… Je suis mon propre public, et pour faciliter les choses je me regarde dans la glace… je souris toujours… Quand je pense à quelque chose, je le propose tout de suite à mon reflet, il est d’accord. Quelqu’un qui dit toujours oui… Ça simplifie bien des accords.
B : La température annoncée n’est pas en rapport avec ce qu’indiquent les cadrans. Une légère perturbation pourrait se produire au-dessus des trois oreilles…
A : Quelquefois j’ai l’impression que je vais imploser, que quelque chose va se briser, que je deviens fou. Eh non ! Je suis toujours dans ma chambre, j’attends, je ne fais qu’attendre. Cette inaction me pèse, j’en ai marre. Mais rien n’y fait. Tout continue, comme avant. Maintenant, il fait trop chaud, j’étouffe… aucun refuge. Rien que des objets familiers, rien de surprenant, de divertissant. Aucune distraction. Aaaah !
B : La mort par strangulation est la plus fréquente. Ensuite vient la défenestration… Attendez un peu ou payez d’abord…
C : L’odeur de sainteté en perspective. Une sainte s’épanouissant sur l’asphalte… Dans ce petit îlot perdu que constitue ma chambre. Oubliée du monde par sa négligence, je l’ai oubliée volontairement. Un trou perdu, je survis, je vis, je jouis. Eh oui ! Cela vous choque, non ! Tant mieux. De toute façon, je ne suis pas contagieuse. Mon petit délire qui m’accompagne si fidèlement n’appartient qu’à moi, et c’est déjà beaucoup. De la pudeur, Mademoiselle ! Pas question. Bondir, réagir, agir, et… vivre…
B : Le décollage s’est effectué sans ennui technique, mais la suite ne laisse rien présager de bon. Veuillez consulter votre horoscope pour de plus amples informations…
A : Quand j’ai l’impression d’arriver au bout du tunnel, je me heurte à un mur. Et à mon horreur je me rends compte qu’il n’a pu être fabriqué que par moi, dans un moment d’égarement. Je m’assieds alors par terre. Me cache la tête entre les mains, je ne veux plus voir. Ma figure apparaît dans le miroir, elle est exsangue, mais elle me fixe, elle ricane. C’est mon châtiment. Ce visage ne m’appartient même plus. Le miroir en a pris possession, totalement, sans bruit. Il détourne les yeux de temps en temps pour regarder le mur, ses paupières se referment, j’ouvre alors les yeux, les miens, il n’y a plus de tunnel, il n’y a plus de mur. La chambre est intacte, je le suis moins. Une décomposition très lente m’agite. Elle se sent, je me bouche les narines, mais rien n’y fait, cette odeur âcre est en moi… Aaaah ! C’est trop… Où se trouve donc le bouton qui commande l’arrêt de tout, l’interrupteur définitif ?
B : Le quatorzième sera disposé dans le prochain bocal, en attendant le salon inaugural. Attention, ne vous laissez pas abuser par de possibles contrefaçons…
A : Eh oui, je suis une charogne. Pourri à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Mais une charogne de voyant pourrir, quoi de pire ? À vous de me l’apprendre. Moi je continue à m’enfoncer dans la boue, mes naseaux seuls surnagent à la surface. C’est triste. Eh oui. Eh bien non. Personne ne peut voir ce spectacle, je suis seul, entre ces trois murs. Il n’y a rien à faire. Dès que, pour échapper aux sables mouvants, j’essaie de m’accrocher à un objet, à mon lit par exemple, celui-ci cède. Je n’ai aucune aide, aucun secours. Des charognards ? Un seul… moi-même. Je mange mes débris, je grignote les fragments, je me régénère pour que ma souffrance soit totale, absolue, éternelle. Une vision de l’enfer, sans doute. Un cliché bien vivant. Que je sens, que je ressasse en moi. La charogne est celle d’un phénix…
B : Un objet non identifié a été repéré à l’est du cadran. Veuillez régler vos montres en fonction. Ensuite enfilez vos masques et appuyez sur la détente…
C : Mais non, je ne suis pas folle, je vous dis ! Qu’est-ce que vous voulez insinuer bassement par là ? Vous voulez donc tout remettre en question ? Vous oubliez où vous vous trouvez. Chez Moi. Dans Ma chambre. Dans Mon espace conquis. Vous voulez tout me retirer ? Vous ne m’avez donc pas fait assez de mal comme ça ? À quoi cela rime-t-il ? Non, non, je ne suis pas folle, je suis totalement intacte, pure. Je n’entre pas dans l’univers du soupçon, comme vous, à toujours remettre en question les autres afin de vous préserver vous-même des attaques… votre mauvaise conscience… Moi je suis inoffensive, je ne demande rien à personne, je suis autonome, autosuffisante. Je suis pure, je suis fière, je suis là… pour toujours. Qu’est-ce qui vous force à me regarder ? Rien ni personne. Je suis entre ces trois murs pour toujours, ou plutôt pour chacun des jours qui me précèdent et qui me suivent. Évidemment ce n’est pas facile de vous mettre à ma place, chacun d’entre vous, individuellement… Mais en êtes-vous bien sûr ? Passons à des choses plus sérieuses. Cessez de réprimer votre bâillement et oubliez-moi.
B : La page blanche à télécommande est une pure merveille. Nous donnons trois étoiles au rapport qualité prix. Il vous suffit donc d’introduire deux pièces dans la fente de droite…
A : Tout ça, c’est l’habitude… le menu du jour. Invariablement le même. Tout est prévu… ils ont tout prévu. Et je n’ai rien à faire, sinon me lamenter, crier dans le vide, entre ces murs. Je crie, je pleure, je proteste, je grogne, rien à faire. Je tourne en rond dans ma chambre, je ne peux même pas en sortir, il n’y a pas de porte. Je reste ici, j’arpente la pièce, je m’assois sur le lit, sur le fauteuil, je jette des coups d’œil à travers la glace. Elle ne se casse pas. Incassable. De jour en jour, de nuit en nuit, je fais les mêmes gestes. Je suis réduit à une simple mécanique de chair et d’os. Fragile mais tenace. Tout est calculé à l’avance, comme un cobaye de laboratoire qu’on aurait pu oublier là… ici. Et je me relève à nouveau, et tout recommence.
B : Tous les disques rayées et les machines détraquées devront être remis à la consigne afin d’y être détruits par les services compétents. Les vibrations au sous-sol ne seront que minimes pendant l’explosion…
C : Non, je ne veux pas que ma glace soit couverte de postillons… l’image serait défigurée, émiettée… ce serait triste… Surtout que ces postillons laisseraient des petites taches, étoilant la surface polie. Non, je ne voudrais pas lui infliger cet outrage. Et qu’en penserait mon reflet du moment ? Il ne pourrait plus sourire. Passons. Je n’ai aucune envie de partir, je suis bien, là où je suis. Mon tapis si doux, où je m’étends, quand j’ai envie de contempler la dimension horizontale. C’est fou ce qu’elle peut être passionnante, cette vision. Je me sens toute petite, toute fragile, je regarde vers le haut, c’est amusant. Mais je risque alors de m’engourdir, et comme j’aime faire varier les plaisirs, ce serait dommage… Non ? Si… C’est fatigant de parler autant… je manque de salive. Peut-être alors faudrait-il que je lèche ma glace pour ré-ingurgiter les postillons qui s’y trouveraient ? Vous voyez, de nouvelles possibilités jaillissent sans cesse, je n’ai plus qu’à les cueillir, au creux de ma main, et d’en goûter la rosée. Il y a toujours de la rosée, il suffit de regarder autour de soi. Je ne sais pas d’où elle vient, mais elle est là, rassurante dans sa fraîcheur. Mes lèvres en réclament, ma langue danse une gigue en son honneur… Je me recouche sur mon lit, pour mieux accueillir les gouttes si fragiles… Ainsi, dans cette position, je peux les recevoir mollement sur ma langue, et les faire perler, rouler jusqu’au fond de ma bouche, les sentir diminuer de volume, pour disparaître lentement…
B : La spécialité de la maison est la fourchette qui se met à gauche et le couteau à droite. Placez vos pieds face à face de façon à ce qu’ils soient perpendiculaires au sol…
C : L’argent n’a pas cours ici. Il ne sert à rien, il ne représente rien. Riiiien ! Aussi n’essayez pas de le rentabiliser en venant ici. Autant repartir tout de suite. La porte n’est pas fermée. Moi, de toute façon, je reste ici, je ne peux pas faire autrement, remarquez. Alors je m’en fous complètement. Moi je reste dans ma chambre, et je me parle, je monologue… Je vis. Y a-t-il quelque chose de plus simple, de plus banal ? Non, mais c’est une merveille, un prodige. La magie du miracle… Entre ces trois murs, tous mes souhaits sont exaucés, comme si Mister le Très Haut n’avait rien de mieux à faire. Pourtant, je n’ai pas à me plaindre. Je jouis de tout… et j’ai tant à faire pour profiter de tout ce qui est offert ! Comme je n’ai besoin de rien, je ne cherche rien, je n’achète rien… Pas d’argent, de billets froissés, de pièces pesantes perçant le fond de mes poches. Légère, légère, je vole, je plane, je surnage. La loi de la pesanteur est vraiment trop oppressante… Vous me voyez écrasée contre un mur, face à terre ? Moi non plus… Au lieu de cogiter, agitons-nous. Je me lève, je respire, je me gonfle comme un ballon de baudruche… Mais pas de risque d’éclatement. Je ne suis pas folle, si saoule, ni droguée… Je suis pure, comme toujours. J’atterris doucement sur mon lit, je pose ma tête sur l’oreiller, et je regarde d’un air béat les reflets qui dansent autour de moi…
B : Le monsieur à droite en partant de la gauche est prié de se réveiller afin de mettre fin à ses ronflements, le bruit nuisant au sommeil des autres spectateurs. Merci de votre compréhension…
B : Au cas où un entracte interromprait la représentation nous informons notre assistance que des rafraîchissements attendent dans le hall d’entrée…
B : Monsieur B. est demandée au bureau à l’accueil afin d’y lire la fin de son rapport… Ne le dérangez sous aucun prétexte : la séance arrivera à son terme dans quarante cinq secondes. Veuillez patienter…
B : Les appels seront bien entendu enregistrés et diffusés à la fin de l’émission. Vous avez donc le temps de le formuler car il passera en direct. Ne vous y prenez cependant pas trop tard afin de ménager la susceptibilité des techniciens…
B : La cabine pressurisée est pour l’instant isolée du reste de l’appareil… La jonction entre les deux ne se fera que par l’intermédiaire du bureau de poste. Veuillez glisser votre enveloppe dans l’orifice pourvu à cet effet…
B : Les besoins naturels sont actuellement en crise. Les contrefaçons abondent, seule l’odeur permet encore de reconnaître l’original. Un test de dépistage est donc nécessaire. Nous cherchons des volontaires.
B : Les taches sont décrétés indélébiles. Veuillez donc tenir compte de l’importance historique de votre acte, sans toutefois vous laisser aller à un sabotage en bonne et due forme…
C : Et que le bal continue… plutôt un ballet miniature, ouvert par deux doigts… comme les gamins qui s’amusent à mimer des personnages avec leurs mains, leurs doigts, généralement l’index et le médium… Seulement ici c’est pour de vrai. Entre trois murs on peut encore jouer, mais l’intensité qui lui est conférée rend le jeu éclatant, faisant ressortir toutes ses caractéristiques, révélant tous ses rouages… mise à nue… obligation de jouer selon les règles, sinon tout est remis en question. Et je joue avec quoi ? Avec moi, bien sûr. Comme ça je gagne toujours… pas besoin de tricher. Je crois que dans une autre vie j’ai dû faire de la danse, parce que tout à coup l’envie me prend d’entrer en lévitation. Mes pieds surnagent, et puis s’envolent. Je ne leur demande rien, je me laisse porter, c’est si facile… Un petit ballet dis-je. Un tout petit alors, apprivoisé et bien gentil. Inoffensif mais quand même prenant. Assez pour donner à la danse un caractère de vraisemblance…
B : L’assistance est priée de ne pas labourer son fauteuil en attendant la fin du spectacle. Il est recommandé de se réciter l’alphabet grec en diagonale pour faire passer le temps…
A : Heureusement qu’arrive la pause… Aller dans la salle aseptisée, une sorte de cure à ce qu’il paraît. Comment je m’en rends compte ? Par la luminosité… quasi inexistante maintenant. C’est une sorte de signal avant-coureur… La pénombre est trop éclatante… mes yeux sont fatigués. Comme une sorte de voile étincelant d’absence de lumière. Je me cogne partout, je titube, jouet désarticulé… Je ne peux pas continuer comme ça. Alors il faut que je sorte, bientôt, bientôt. Oh, ne vous en faîtes pas, ça ne changera rien… J’en ai l’expérience… Tous les jours la même chose arrive, porteuse d’espoir… Mais j’ai cessé d’espérer, car la chute après était trop dure. Pris de vertige je m’effondrais sur le sol, anéanti. Tous mes muscles me lâchaient, je restais comme ça pendant plusieurs heures, sans un geste, inanimé. C’était terrible quand il me prenait l’envie de me gratter… un cauchemar…
B : Le spectacle sera suivi d’une chasse au spectateur ennuyé. Le gagnant aura le droit de revoir la représentation le lendemain, sans aucune obligation d’achat…
A : Je suis entre trois murs, assailli par mes objets. Aucune issue, nul échappatoire. Alors dès que je crie, les murs me renvoient la balle, amplifiée. Et bien sûr comme je n’ai aucun endroit où me réfugier, je la reçois en pleine figure… et ça fait toujours mal. Mais je ne peux vraiment pas m’empêcher de crier, d’exprimer mon désespoir, ma révolte, si inutile soit-elle. Les échos recommencent leur tintamarre, engluent mes oreilles d’un liquide chaud et visqueux… du sang… même pas. J’y porte mes mains, il n’y a rien. Cela me rappelle les salles de torture sophistiquées où rien de transparaît à l’extérieur… Mes entrailles gémissent… Il faut que je continue ma présentation. Je suis un homme véritable, tout ce qu’il y a de plus réel, et soudain quelqu’un a fait de moi un personnage. J’ai tout oublié, exceptée l’impression omniprésente d’un décalage… un faux-semblant, quelque chose qui ne va pas. Réminiscence d’une autre vie, peut-être, je ne sais plus où j’en suis. Les débris de masques sont devant moi… Chacun m’appelle, me tente, je ne peux rien faire je suis comme enchaîné. Masques pâles, grisâtres, comme si une fine couche de poussière les avait recouverts, indélébile… Vestiges… attendant, m’attendant, mais quand ? Pourquoi ? À quoi bon ? Je leur fais signe que ce n’est pas la peine, mais ils ne m’écoutent pas, ils continuent. Ce n’est même plus la peine de me présenter, le jeu des convenances ne fonctionne pas entre ces trois murs. Autant se coucher, fermer les yeux, attendre le sommeil et ses cauchemars, et se réveiller le lendemain… pour tout reprendre à zéro. (dit lentement, avec résignation)
B : Le budget ayant été voté à l’unanimité, moins une voix, trois s’étant abstenues, nous déclarons la séance ouverte. Les abstentions et le vote contre sont priés de se manifester et d’offrir leur cou afin de faciliter la tâche…
A : Cette pièce m’enferme, j’étouffe. Et pourtant je me laisse faire. Serais-je maso ? Non, ça ne me fait pas plaisir. Paresseux, voilà tout. Ce silence, le bruit de mes pas étouffés. Pourtant, aucune trace de velours ici. C’est simple, trop. Familier, désespérément. Et voilà, ça recommence, je tombe. Comme une masse. Je m’allonge, je regarde en haut, pour voir le ciel. Ha ha ! Il n’y en a pas. Seulement un plafond, un mur de plus. Insignifiant. Vraiment. Enfin, n’y pensons plus. C’est fou ce que je m’ennuie. Je ne vais quand même pas raconter ma tendre enfance. De toute façon, peine perdue, j’ai oublié. Tout. Tout. C’est triste quand on a tout oublié. Aucun réconfort du lointain, de ces souvenirs que j’aurais pu avoir si j’avais été moins négligeant. Mais voilà, c’est comme ça, je n’y peux rien.
B : La montre à l’heure n’est qu’une tentative de démoralisation. Il vaut mieux être en retard qu’à l’heure afin d’éviter les encombrements et l’attente inévitable…
C : Suis-je donc dans un rêve, pour que tout soit aussi simple ? Jamais je ne suis troublée, chaque chose évoque mille merveilles pour moi. Comme un enfant dans sa chambre, qui peut y rester enfermé pendant des siècles sans le savoir, accaparé par la magie du familier. Il a perdu toute notion de temps, cet enfant. Comme moi… En tout cas, j’en ai l’impression. La certitude. Et maintenant je me lève, et je salue les choses qui m’environnent. Ne vous en faîtes pas, je ne suis pas folle, les choses me répondent, me parlent, quotidiennement. Heureusement. Sinon je ne sais pas ce que je ferais, toute seule, ici. Je disais ? Ah oui. Je converse avec les objets. Comme c’est agréable. Car chacun recèle des souvenirs, je les découvre, au fil de la conversation, au cours des attouchements. Et ainsi je suis sauvée… de quoi ? De l’ennui, de l’inquiétude, de l’isolement, de l’attente. Je ne doute pas, je ne fais que m’étonner. Tout en souriant. Aucune lassitude, je m’amuse. Jouir de l’instant, celui-ci durant une éternité de moments.
B : Le système des valeurs n’est qu’un prétexte de plus pour rater une mayonnaise ou le spot télévisé de tout à l’heure. Surtout n’ayez pas d’inquiétude quant au bon déroulement des opérations…
C : Et je voyage, à travers la dimension offerte par la glace, là, en face de mon lit. Je parcours différents espaces selon la luminosité offerte, selon l’angle où je me place. Quelle variété déconcertante ! Je n’en reviens que difficilement. Et je n’en suis pas encore venue à bout… chaque jour je pars à nouveau, j’explore, je contemple, je regarde, j’admire… Quoi ? …des reflets, des objets de ma chambre, qui m’étonnent par leur nouvelle intensité. Leurs couleurs, les sons qui s’y associent… Une myriade de facettes inépuisable, car si, en théorie, on en a fait le tour, j’ai déjà oublié celles du début, ce qui fait que tout recommence sans que je m’en rende compte et ainsi de suite, éternellement. De temps en temps, pour accentuer la série des surprises, je change la glace de place, et c’est tout un univers autre qui s’offre généreusement à mes yeux… Inépuisable. C’est ça la magie, l’enchantement, je dois être envoûtée, ensorcelée… Tant mieux… Tout fuit si vite. Une jouissance ne représente qu’un instant, aussi, pareille à une drogue et à son accoutumance, je provoque la jouissance plus vite, toujours plus vite, dans une danse frénétique… frisant l’hystérie. Mais je ne m’en porte pas plus mal, et tant mieux, car je veux vivre jusqu’à la dernière seconde… ivresse…
C : Je me traîne, fais varier les mouvements qui m’accompagnent. Je suis maître de tout, ici. Ma chambre, toujours elle, obscure en ce moment… La luminosité doit être réglée de l’extérieur, le matin très faible, puis s’intensifiant pour atteindre son paroxysme juste avant la promenade. Mais ce n’est pas encore l’heure. Des étincelles crépitent sur le plancher, les joyeuses. Ces petites lueurs sont d’une insouciance… Comme moi, remarque. Curieux, quand même, comme phénomène. Mais je ne vais pas m’attarder sur ces peccadilles. Je ne pense pas, je l’ai déjà dit, je subis, je jouis. C’est déjà beaucoup. Savoir profiter de n’importe quelle occasion se présentant pour la prendre à mes côtés, la porter à mes lèvres, et la baiser… (dernier mot à prononcer dans un souffle)
B : Les départs en vacances s’annoncent très difficiles. Les enfants et les animaux domestiques sont donc priés de quitter les routes et de se mettre dans les abris…
A : La pénombre s’intensifie. Au fur et à mesure que la journée s’écoule, la luminosité décroît, et moi, je me recroqueville dans un coin, dans mon marécage. J’y avance lentement, pour n’éclabousser personne aux alentours… la boue tache… Corrosive… Une flotte d’excréments. Moi, j’y suis habitué, mais vous ? Voilà que je me mets à vouvoyer mon miroir… Cela fait peine à voir…
A : Un pantin, une marionnette… mais qui tient les ficelles ? Je me le demande… J’aimerai bien savoir, mais réflexion faite, je crois que c’est moi-même. Être son propre bourreau, contre sa volonté, c’est épouvantable… pour les nerfs. Car évidemment je n’ai même pas le refuge de l’insensibilité… ce serait trop beau. Être son propre bourreau, c’est comme si on se regardait mourir, sa mort en direct. Quand on est trop lâche pour se suicider, c’est infernal. Tout cela n’est qu’un rêve, finalement. Un mauvais rêve, c’est tout. Mais comme je n’arrive pas à me réveiller, ce rêve dure, dure… Comme si un mauvais plaisant avait oublié d’arrêter mon sommeil. Un coma prolongé et lucide… C’est comme si j’étais dans un désert, et que, voulant faire quelques pas, je butais contre une paroi de glace polie, invisible mais palpable… comique. En cherchant bien, je me rendais compte que les glaces se rejoignaient à quatre endroits, formant un carré autour de moi, m’y enfermant. Ici c’est à peu près la même chose, sauf que cette fois-ci, il n’y a que trois murs, l’ouverture étant infranchissable, je ne sais pas pourquoi… Si je sors de ma chambre, comme tout à l’heure, ce n’est que pour y rentrer quelques instants plus tard. Et c’est la rechute, brutale, fatale, inéluctable… Je baisse la tête, rien qu’à cette idée, qui se réalisera tout à l’heure.
B : Le péage est actuellement fermé. Vous pouvez donc circuler sur la file de gauche, à condition d’avoir à portée de main une fiche d’identification. Partout où la lumière verte sera allumée un peigne sera distribué…
A : Et pourtant. De temps en temps, je ne veux plus penser. J’en ai marre de poursuivre, j’en suis tellement fatigué que j’en suis ivre. Toujours lucide, bien sûr, mais titubant sur le plancher. Quand est-ce que je verrai le mot " Fin " sur l’écran ? Pas tout de suite en tout cas. Je purge ma peine, dans un silence grogneur, maussade. Ma chambre. Elle me paraît bien petite. Je ne l’aime pas. Bien avant, j’avais eu la folie de penser que c’était mon refuge… foutaises. Maintenant je suis dégrisé, je connais tout de cet endroit, chaque détail. Chaque objet à sa place. Définitive. Je me sens si fatigué. Comme si j’allais m’effondrer… Mes muscles se relâchent, mes paupières s’affaissent, la langue pend… je me traîne. Entre ces murs lisses. Je me glisse dans mes draps, je ne sens que le froid, son pétillement, ses babines. Je me relève, je marche… Un… deux… trois…
B : L’entrée de secours ne peut être empruntée qu’en cas d’affluence. Le cas n’est donc pas envisageable. La sortie en revanche est discrète et sans risques. Le barbelé n’est que dissuasif. Fermez les yeux et sautez par-dessus…
C : Fleur de bitume, n’est-ce pas ? Je suis alors une belle plante rougeoyante, découvrant délicatement ses pétales, caressant sa tige, berçant ses bourgeons. Une belle plante qui a recouvert tout l’espace disponible entre ces trois murs. À l’abri des intempéries, des pieds insouciants, de la poussière. Toujours fraîche, comme au premier jour, resplendissante dans son isolement. Il n’y a que moi qui puisse la voir et en profiter, il suffit de me pencher et d’attraper mon reflet dans la glace. Autosatisfaction, autosuffisance. Et quels regards amoureusement échangés ! J’en suis de temps en temps effrayée, devant tant de complicité, de présence… Mais cela ne dure qu’un instant, et je reprends ma course effrénée dans la dimension de mon intérieur. Je suis une âme, rien qu’une âme, étant entièrement exprimée, donc n’ayant plus à me soucier de l’érosion, de la corrosion, de la pourriture, des infections… Toute innocente, toute neuve, toute pure… Une très belle âme, rarissime, d’une essence inoubliable… J’éclipse le décor, le familier, les rayons, juste par ma présence… Jouissance de cette sorte de puissance… Absolue, sans égale, incomparable. Pouvant librement étaler ses instincts, ses envies. Pas de honte secrète ici… Vous n’avez pas lu l’écriteau à l’entrée ? (elle lève le doigt en attendant… voix du Personnage B)
B : Les commis voyageurs et ustensiles de baignoire sont invités à entrer dans le périmètre pourvu à cet effet. Leur destination est pour l’instant inconnue, mais le grand air leur permettra de prendre leur décision finale.
A : Tu comprends quelque chose à ça ? Moi non plus. C’est pas grave, voilà que je me mets à parler tout seul. Si tout n’était pas si silencieux ! Et non, on ne me l’accordera même pas… Tant pis, il faut que j’arrête de me lamenter, ça ne fait que décupler les spectres qui me hantent. Alors, on me dira, je ne suis plus seul… Eh bien si. Car ce que je vois sur la paroi intérieure de mon front, ce sont tous les éléments de l’alcôve qui reviennent, mais dans des positions différentes. Le cendrier se dresse à angle droit par rapport au sol, les cendres qu’il devrait contenir normalement sont à quelques centimètres de là, en un tas compact, dans l’air. Non seulement les objets revêtent des positions défiant le sens, mais en plus leurs formes prennent des dimensions extravagantes, ou minuscules. Comme dans un mauvais cauchemar. J’ai beau ouvrir ou fermer les paupières, les formes restent les mêmes, sombrant dans leur netteté, au bord de la folie… Oh non, c’est trop ridicule. Car ces objets, je les connais bien, même trop bien, eux aussi ils font partie de mon quotidien, trop quotidien, justement. Encore une fois. Quelque chose que l’on appelle "angoisse" s’empare de moi quand ces apparitions approchent. Je les connais mais j’éprouve à chaque fois un serrement caractéristique des tripes. Malgré moi. Rien à faire. Même cette appréhension est habitude. Aussi je m’ennuie. Pendant la journée, ces images intérieures sont figées, je peux tourner autour, les observer. La nuit elles accaparent mes rêves, et cette fois-ci elles bougent. Sans aucun bruit. Un rêve sans son. Moi je crie, je hurle. Mais les sons s’évaporent. Comme une touche de piano. J’ouvre les paupières, brusquement, la sueur perlant. Épuisé, je suis épuisé (tired, I’m exhausted).
B : À l’heure de la grève, une association de charité distribue des apéritifs ou des mets de choix, selon la longueur de l’interruption. Les heures supplémentaires sont bienvenues, et d’ailleurs ne seront pas de trop.
C : Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? Rien ? Mais si, plein de belles choses… Tu souris ? Pourquoi ? Parce que moi aussi ? Ah oui, j’oubliais… Tu n’es que mon reflet, dans cette glace, la mienne. Il faut que je me maquille pour tout à l’heure… Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même. Mais il le faut, un point c’est tout. Une objection votre honneur ? Il n’est pas l’heure ? Comment ça ? Ah oui, c’est vrai, vous avez toujours raison d’ailleurs. Bon, eh bien il me reste quelques petits instants pour m’amuser. Il est loin, le réveil, et le sommeil le précédant. Ça passe vraiment vite. Tout à l’heure j’ai cherché partout le mécanisme réglant la question du temps, je ne l’ai pas trouvé. Tant pis, ce sera pour une autre fois. Ce qui me manque, ici, c’est un bon feu, où me chauffer tranquillement, contempler les flammes danser, c’est un spectacle dont je ne me lasserai jamais. Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de rire. C’est comme une envie d’éternuer, ça vous chatouille les narines, mais dès que vous y pensez, ça ne vient pas, ce grand tremblement des particules. Un rire libérateur. Ah, en fait, l’autre jour j’ai appris un truc pour ne pas éternuer, quand je suis devant ma glace par exemple et que je veux pas que celle-ci soit recouverte de postillons : il suffit d’aspirer jusqu’à la limite de capacité des poumons. L’envie d’exploser s’évapore aussitôt.
B : Tout humour déplacé ou sarcastique est invité à se faire connaître. Une étiquette prévue à cet effet leur sera apposé, bien à l’évidence, de manière à avertir les usagers. La couleur en sera le jaune canari.
A : Peut-être faut-il que je me présente. Pas pour vous, car vous me connaissez assez bien maintenant, à travers un aperçu de mon quotidien. Non, il faut que je me présente à moi-même, pour figer, une seule fois, les marionnettes qui animent le jeu. Je vous le dis tout de suite, je n’ai pas de nom… ou plutôt je ne m’en souviens plus. De temps en temps il m’arrive d’éprouver des réminiscences d’un passé lointain qui resurgit, soudain. Mais lointain, flou. Je n’arrive pas à faire la part des cris entendus, des rumeurs qui circulent… Ce n’est pas la peine. Je suis un homme… Un homme possédant une belle collection de masques. Ceux-ci me représentaient à travers le monde, les circonstances, ils étaient faciles à porter, je ne m’en rendais même pas compte. Et puis je me suis retrouvé ici, dans ma chambre, tout nu. Les masques, que je reconnaissais sans peine, gisaient épars, disloqués, inutilisables. J’essaie toujours de les mettre, mais ce n’est plus comme avant… J’ai peur de moi-même… Écorché, sanglant. Je suis donc un homme sans jeu social, car je suis seul… Même vis-à-vis de moi-même. Je ne peux même plus me cacher à mes propres yeux… rien de plus horrible… avoir tout le temps conscience de sa misérable réalité. Paranoïa ? Non, c’est simplement ce phénomène de l’enfermement.
C : Je suis une enfant. Un gamin, un mioche, une gosse, une petite fille. Je n’ai jamais vraiment grandi, j’ai toujours refusé. Je voulais rester môme. Pour toujours, être insouciante, fuir toute responsabilité. Me croyez-vous ? Non ? Bon, alors je recommence. Je suis une jeune femme. Je vis dans un entre-deux, parce que je connais tout de la vie. Elle n’a plus rien à m’apprendre. Je suis une personne hautement responsable… Non, ce n’est pas ça non plus, je m’en rends compte moi-même… À mon avis ça doit être entre les deux… Vous voyez, vous avez de la marge. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à tenter cette présentation de moi-même. Le public doit être tellement embrouillé, emberlificoté dans les ficelles, si ce n’est simplement endormi… d’ennui. Je le comprends, d’ailleurs. Ce n’est pas facile. Autant respirer un bon coup, s’enfoncer dans son fauteuil, et dormir… mais sans bruit, s’il vous plait ! Il y en a d’autres qui travaillent, qui écoutent, qui font des efforts et qui suent à grosses gouttes. Pas moi… moi je dors, mais je suis atteinte de crises de somnambulisme pendant lesquelles je parle. En fait je dors, je ronfle même, mais il s’agit d’un ronflement un peu plus sophistiqué. Heureusement pour moi, sinon je ne saurais vraiment pas pourquoi je suis là.
B : Les bruitages et les autres formes de sons associés sont tout à fait normalisés dans ce cadre. Mais leurs échos seront impitoyablement pourchassés jusqu’à leur extermination finale. La porte de sortie se trouve donc à gauche…
B : Tout ce que vous critiquerez pourra être retenu contre vous au moment du procès. Nous vous conseillons donc de fermer votre bouche ou de vous boucher les oreilles…
C : Quand je pense que tout cela arrive chaque jour, mais que l’impression ne se mue pas en habitude ! La magie, je la sens, c’est cela. Elle cherche mes veines, elle en trouve une, et… je m’engourdis, je ferme les yeux, les couleurs arrivent, des bulles qui éclatent sur le lit blanc. Des sensations, des senteurs, des odeurs. Des goûts divers envahissent ma bouche, noyant ma langue et mon palais de ses aromates. Enfin… enfin. Ces afflux de sens, tous les jours… je m’endors doucement, la tête débordant de rêves.
A : Non, vraiment, il n’y a rien à faire, à part baisser la tête, et me couvrir le visage de mes paumes. Une gigantesque fermeture éclair, le levier n’y étant plus. Donc pas d’espoir. Baisser la tête, humble, humilié. Une loque pour l’éternité. Une vermine, un mort, un cadavre. Quelqu’un ou quelque chose qu’il faut sans tarder écraser du pied pour ne pas se laisser contaminer.
B : Les spectateurs, s’il y en a encore, seront priés d’applaudir au moment où nous le jugerons bon, c’est-à-dire à la fin du spectacle… C’est-à-dire maintenant, en vous remerciant encore de l’omelette fromage que je mangerai ce soir…


Acte II



Lumières dans les alcôves s’éteignent. Lumières devant s’allument. A et C sortent et vont s’asseoir dans leurs fauteuils respectifs, selon un ordre préétabli on le devine. Leurs gestes sont rigides. Leurs visages inexpressifs. Ils regardent devant eux, puis s’aperçoivent, puis se regardent. Dix secondes de silence. Aucune surprise n’est manifestée.

A : Vous ! Ici ! …
C : Eh bien oui, comme tu peux le voir…
Quelle coïncidence ! Je ne m’y attendais vraiment pas…
Ah bon ? Vraiment pas ? Tu parles, nous nous retrouvons sur ces chaises tous les jours !
Ce n’est pas une raison ! On ne sait jamais… Plus nous nous voyons, plus nous avons des chances de nous perdre…
… (regard qui se détourne, puis redevient fixe)
Vous ne répondez rien…
Cela devient lassant, à la fin, de t’entendre dire les mêmes mots, le même disque. J’en ai vraiment marre de ta logique défaitiste…
Mais… Je ne pensais pas… Je ne voulais pas vous blesser…
Ah ça, tu ne réussiras pas de sitôt ; je suis blasée, voilà tout, mais à un tel point ! …

Non, ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire, tu le sais bien, d’ailleurs…
Sans doute… pourtant…
Pourtant quoi ?
Je ne sais pas, comme un pressentiment, un mauvais augure.
Ce que tu peux être superstitieux, c’est vraiment maladif, chez toi… tous les jours la même chose, le même décor, et voici que Monsieur a des pressentiments ! Laisse-moi rire !
Je ne peux te dire ce que c’est vraiment, de peur que cette prémonition se réalise…
As-tu donc si peur de moi ?
Non… non. Mais j’ai peur de ce destin qui me guette, qui nous guette, et qui sera… enfin…
Tu ne finis jamais tes phrases… c’est vraiment frustrant, pour une fois qu’il y avait une nouveauté !
Oui, mais cette nouveauté, j’ai peur qu’elle soit définitive…
Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire…
Ce n’est pas grave, pour l’instant… Oubliez ce que je viens de raconter.

(silence. Les deux regards redeviennent fixes.)


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