J – 30
28
juin
16h50. Le match de 8e de finale de Coupe du Monde qui oppose la
France au Paraguay bat son plein. Je suis chez Baudouin dans le
XVIIIe, devant le poste de télévision. Dans le XVe
arrondissement, mon père discute tranquillement avec sa femme
et sa fille qui sont venues le voir. Il a déjeuné,
un peu marché, bientôt les visites vont commencer.
Je compte passer moi aussi, mais en fin d'après-midi, après
le match.
17h. Mon portable sonne, c'est ma sœur : la voix sanglotante,
elle me dit que Papa est parti. Trajet en voiture jusqu'à
la clinique Jeanne Garnier qui me semble interminable, Baudouin
tenant absolument à me conduire en voiture, craignant que
j'aie un accident avec mon scooter. J'ai l'impression qu'il y a
deux fois plus de circulation et de feux rouges que d'habitude.
Enfin on arrive. Je me précipite au deuxième étage,
si familier à travers mes visites quotidiennes, la porte
de la chambre est close. Je rentre sur la pointe des pieds, je m'approche,
il est là, les yeux fermés ou presque, la peau déjà
cireuse et froide au contact, curieusement. Maman, ma sœur,
me regardent, les larmes jaillissent. Papa, mon petit papa, vient
de mourir.
Fin juin, un an plus tôt.
Je téléphone depuis une bouche de métro à
Asnières, où se trouvent mes parents. Mon père,
opéré un mois plus tôt pour des problèmes
de dos, on pensait qu'il s'agissait d'angiomes, continue de souffrir
et a subi des examens plus approfondis dont on attend les résultats
aujourd'hui. Maman d'une voix étrange et un peu sourde, me
répond et m'annonce qu'on a trouvé une poignée
de tumeurs. Je n'arrive pas à y croire. Tumeurs ? Oui, c'est
un cancer. La nouvelle vrille ma tête. Papa, 58 ans, Papa,
un cancer. Des tumeurs sur des vertèbres, une dans le poumon.
C'est ce qu'on appelle un cancer généralisé.
La formule "ça n'arrive qu'aux autres" ne s'applique
plus. Papa et Maman, ma sœur et moi, petite famille apparaissant
soudain bien petite et bien vulnérable. Plus rien ne sera
comme avant, et pourtant aussitôt nous parlons de médecins,
de cancérologues, de traitements. Oui, ceux-ci sont possibles,
oui, l'espoir est permis, oui, pourquoi ne guérirait-il pas…
C'est un espoir, mais pourquoi alors, tout au fond de moi, ai-je
l'impression qu'il s'agit plutôt d'une supplication ?
Le soir même je passe à Asnières, ou le lendemain,
j'essaie de dire des choses rassurantes face à des visages
consternés, je ne le suis pas moins, des choses du genre
"le ciel était trop bleu, sans nuages, depuis le temps,
il devait arriver quelque chose, nous avons été trop
protégés, trop heureux", etc., des idioties,
essayer désespérément de faire sourire, et
surtout parler de guérison, espérer, relativiser.
Papa ne parle pas, ou presque pas. La douleur dans le dos l'accapare
pour beaucoup. Maman a séché ses larmes mais me prévient
qu'elle est une véritable fontaine. Ravages de la maladie
qui se voient sur les visages, on fait tout pour alléger
l'atmosphère.
J'annonce la nouvelle à des amis, je n'arrive pas à
y croire. Personne d'ailleurs. C'est un véritable séisme.
Et pourtant à l'échelle humaine, rien que de très
banal. Je crois à moitié à mon histoire de
statistiques, mon esprit certes, le cœur pourtant réagit
de façon inverse.
Peu de temps après des séances de radiothérapie
sont mises en place. Elles sont destinées à brûler
les tumeurs dans le dos, autant que possible en tout cas, afin de
laisser plus de chances de réussite à la chimiothérapie,
et aussi d'empêcher une contamination aux autres organes.
Il semble qu'une certaine urgence soit de mise.
Quelques semaines plus tard le protocole de la première chimiothérapie
est arrêté. Le médecin traitant, dans une clinique
de Neuilly, se veut rassurant, les tumeurs sont petites. Quatre
séances toutes les trois semaines, par série de quatre
jours consécutifs. On a tant entendu parler d'effets secondaires
que Papa se méfie. Les premiers jours tout semble aller bien.
Papa est soulagé, il est avide de voir tous ses proches,
ses amis, leur confirmer la nouvelle, les sentir autour de lui,
le rassurer de leur présence. Grâce à la morphine,
la douleur dans le dos est supportable, il peut voir du monde. On
pense même pouvoir entre deux séances le ramener à
Asnières, qu'il soit chez lui.
Plus jeune, adolescent, je me prenais à souhaiter sourdement
la mort de mes deux parents dans un accident de voiture, non parce
que je désirais vraiment leur mort mais parce que je rêvais
alors, apitoyé sur moi-même, d'être l'attention
de tous. Combien tout cela me semble puéril désormais.
Je profite d'une accalmie dans l'état de Papa, en août,
pour partir en vacances à Kervello, mais la maison sans eux
pour la première fois depuis sa construction, me semble bien
triste et je ne suis pas mécontent de revenir.
Et puis brutalement, au cours d'un déjeuner à Asnières,
un week-end je crois — Papa y est revenu depuis une ou deux
semaines —, la douleur revient, Papa au visage crispé
par la souffrance, on lui parle, on lui masse les pieds, mais on
doit le ramener à la clinique par une ambulance convoquée
d'urgence, en le transportant dans une coquille rigide. Impressionnante
image de cette irruption violente des ambulanciers sous le toit
d'Asnières, cette coquille passant tant bien que mal dans
l'escalier d'Asnières, le visage contracté de Papa.
Le cancer pour la première fois me semble disposer d'un visage.
Aussi effrayant que nous sommes impuissants. La morphine qu'on donne
à Papa, à la clinique, produit son effet au bout d'un
certain temps. Il ne pourra pas tout de suite revenir à Asnières,
il faut tout d'abord trouver le bon rythme, le bon battement au
sein du traitement. Cette alerte nous rend tous précautionneux.
Pendant tout l'été, nos visites se succèdent
à la clinique de Neuilly. On est un peu rassuré, les
réactions à la chimiothérapie sont normales
nous dit-on, la douleur persiste mais à un niveau tolérable,
le traitement suit son cours. Il faut bien surveiller les indices
des globules blancs et rouges, les marqueurs du cancer, les éventuelles
déshydratations de l'organisme. Papa est entre de bonnes
mains, Maman est à ses côtés et essaie par tous
les moyens de lui apporter réconfort et espoir. Elle répète
vingt fois par jour aux amis qui appellent les mêmes choses,
je suis admiratif. Elle joue le rôle du filtre, du lien, c'est
par elle que j'apprends tout, l'évolution au jour le jour.
A Kervello j'ai dû répondre au téléphone
à des amis des parents venant aux nouvelles : c'est tout
bonnement insupportable de répéter les mêmes
choses, comme si on nous plaquait la tête de force dans de
la boue épaisse, respirant tant bien que mal.
Nous savons tous que nous sommes partis pour un voyage qui sera
assez long, à l'arrivée indéterminée.
A force de perdre du temps dans le métro, j'achète
un scooter. Ma sœur et moi contemplons ce phénomène
que constitue le couple incarné par nos parents, si proches
l'un de l'autre, si intime et se confirmant dans l'épreuve
comme si solide, si solide que nous en sommes paradoxalement un
peu exclus. Pourtant le pacte est celui de la vérité.
Les parents ne nous cachent rien. Et ma sœur et moi, qui chacun
vivons de notre côté, assistons à ce combat
en spectateurs privilégiés, mais tenaillés
par notre impuissance à faire quoi que ce soit, si ce n'est
voir Papa aussi souvent que possible, et tenter d'aider Maman par
notre présence, tenter de la décharger un peu du fardeau
qu'elle porte.
Papa, après la première phase de stupéfaction,
a repris du poil de la bête. Ses cheveux sont tombés
(ou plutôt il a préféré les tondre et
éviter de les voir partir par poignées entières),
il commence déjà à s'émacier à
force de rester allongé sur son lit, le traitement est à
hautes doses. Il reçoit entre dix et vingt personnes qui
se succèdent à son chevet, il parle, il écoute,
il parle beaucoup. Et puis ces efforts le minent, il n'en peut plus.
La fatigue, associée à la douleur, l'emportent, l'abattement
arrive. Maman vacille dès que Papa commence à s'enfermer
sur lui-même, à penser que le pire est inéluctable.
J'imagine combien la tentation est grande pour lui. Maman y veille
et le titille, le force à sortir de cet état, mais
lui n'en peut plus, il ne veut plus parler de son cancer, il a l'impression
de radoter, de ne pas être intéressant, il ne veut
plus voir personne mis à part ses enfants et sa femme. Nous
essayons, comme nous essaierons désespérément
pendant un an, d'amener un rire ou un sourire sur son visage, pour
nous rassurer, pour nous dire que Papa est en vie, que l'espoir
reste permis.
Trop de monde venait à la clinique. Ne serait-ce que l'addition
des amis, des proches parents, de toutes ces personnes que Papa
aime et qui le lui rendent bien, cela fait effectivement beaucoup
de monde. Puis, plus personne à part sa femme et ses deux
enfants. Entre les deux va s'instaurer un moyen terme à la
faveur de son retour à Asnières, qui sera celui de
recevoir des amis au moment des dîners, et de temps en temps
le week-end au déjeuner aussi. C'est le seul moment de la
journée, ou presque, où il descend de sa chambre.
Le reste du temps il somnole, trop fatigué pour lire par
exemple. Vision de Papa, que je viens embrasser quand j'arrive,
allongé tout habillé en chaussettes sur son lit, toujours
élégant, émergeant avec un plus ou moins grand
sourire, généralement faible quand même, le
front barré de rides qui témoignent de ce qu'il souffre,
et qui a besoin de quelques minutes pour être en mesure de
se lever tant il est affaibli (il ne doit plus peser qu'une cinquantaine
de kilos) et tant la douleur dans le dos le fait souffrir. D'ailleurs,
quand la morphine l'apaise, la douleur n'est estompée que
physiquement, Papa la craint tout autant et bouge précautionneusement
de peur de la réveiller, la douleur est là en permanence
en fait, et c'est elle qui le ronge, sorte de petite balise externe
des tumeurs… Il vient dîner avec nous, nous ne parlons
que peu du cancer, nous essayons de l'égayer, comme le font
tous ses amis, ses proches. Entre deux plats il se lève parfois
pour aller marcher, ou pour se recoucher dans le canapé,
quand la douleur est trop grande. Puis il revient. La tension est
perceptible et nous souffrons tous infiniment de le voir dans cet
état.
La conscience de la durée me frappe. Il ne s'agit pas d'un
rhume, d'une angine, d'une histoire de quelques semaines. Les mois
commencent à défiler, et le cancer est toujours là,
le combat fait rage mais l'issue n'est rien moins qu'incertaine.
Je dis autour de moi, moitié par vérité et
moitié pour me rassurer, qu'il a autant de chances d'en guérir
que d'y passer. Mais plus le temps passe et moins je suis optimiste,
plus cette épée de Damoclès me semble dangereuse
et sur le point de s'abattre. Cela pèse sur chacun d'entre
nous, adieu la légèreté et l'insouciance, elle
est clairement révolue cette époque où nous
avions des années devant nous. Le présent est tellement
lourd et angoissant que j'ai même du mal à me souvenir
de la période précédente. Il me semble parfois
que Papa a toujours eu cette apparence physique de moineau, cet
état de délabrement qu'il ne peut empêcher même
s'il conserve par devers tout son élégance.
Au bout d'un certain nombre de séances, correspondant à
trois mois environ, la première chimiothérapie s'achève
et un bilan est effectué. Rien de rassurant, les parents
(et j'en parle comme d'un tout tant ils sont associés) s'inquiètent
devant les radios et ne sont qu'en partie rassurés devant
les dires du cancérologue qui leur dit que les tumeurs ne
diminuent pas, mais qu'elles n'augmentent pas non plus. Si rien
n'avait été fait, affirme-t-il, vous ne seriez plus
là aujourd'hui. Si. L'éternelle histoire des "Si".
Plus on s'enfonce dans le temps — la seconde chimio est mise
en place avec un protocole différent — plus le combat
spécifique contre la douleur est nécessaire. Je recommande
Papa à un spécialiste de la douleur qui l'écoute
longuement, qui lui prescrit des exercices afin de remuscler un
peu son dos, et des dosages à base de morphine plus affinés.
En y repensant, j'ai plus l'impression que c'est l'écoute
du spécialiste qui agit un peu, tant la douleur tout au plus
devient "supportable", par moments, sans jamais disparaître
vraiment. D'autres personnes qui subissent des chimiothérapies
analogues ont la chance de pouvoir mener une vie pratiquement normale
entre les séances. La douleur ne laisse pas de répit
à Papa, à aucun moment, ou alors par doses médicamenteuses
qui l'assomment et qui font qu'il ne vit plus. Je ne peux m'empêcher
de constater ces tâtonnements de la "science" médicale.
Tout est incertain et l'oracle des débuts, guérisseur
ou demi-dieu doué du don de guérir, n'est qu'un faible
humain doté d'un certain savoir qui le plonge dans une plus
grande ignorance.
Entre deux chimiothérapies, alors que Papa semble ne pas
aller trop mal, les parents décident de retourner à
Kervello. Kervello et le jardin, là où ils ont passé
la majeure partie de leur temps heureux ces dernières années,
avec ce projet de jardin sur lequel ils s'activaient, dans la perspective
des deux trois prochaines décennies. Ils n'ont pu s'y rendre
auparavant, cela leur manque cruellement. En fait, le retour a lieu
rapidement, Papa passe son temps sur son lit, et c'est encore plus
frustrant pour lui de voir le jardin de l'autre côté
des fenêtres et pourtant hors de sa portée. Il a trop
peur d'autre part d'avoir une crise et de pas être à
proximité de la clinique.
Plus on avance dans les chimiothérapies et plus Papa est
fatigué, en plus de la douleur, et bien entendu à
cause de la douleur. Les premiers mois il déambulait dans
la maison, il pouvait même aller dans le jardin et faire quelques
promenades avec Maman, qui le poussait en ce sens. Mais petit à
petit ses pas se limitent à la maison, et bientôt à
sa chambre essentiellement.
Le modus vivendi des visites des amis ou de la famille, sa mère,
ses sœurs, ses cousins, se poursuit, et une apparence de stabilité
s'opère si ce n'est que rien de décisif n'a lieu.
La seconde chimio n'aboutit à rien de nouveau, quelques tumeurs
ont même progressé, mais il faut continuer. Et Papa
doute de plus en plus de sa guérison, et nous aussi même
si nous n'en laissons rien paraître. Le ratio 50/50 se transforme
dans ma tête en 40/60, puis en 20/80, mais plus les chances
de guérison diminuent et plus je m'accroche, presque frénétiquement,
à ce qui reste. Et plus cela se réduit, plus on se
prend à espérer un miracle, profitant de ce que le
cancer a d'inexplicable, profitant des tâtonnements de la
science médicale.
A Noël je repars à Kervello quelques jours. J'écris
de là-bas une lettre à Papa où j'essaie très
maladroitement de lui dire combien sa maladie me touche, combien
je l'aime, et combien il faut essayer de s'accrocher. J'essaie à
ma façon de lui "dire" que je l'aime, très
maladroitement. Cette lettre me taraudait, il fallait que je l'écrive,
il fallait que je fasse un geste, aussi ténu fût-il,
en direction de Papa, qu'il en soit témoin.
Maman se débat comme une tigresse. Elle va même jusqu'à
appeler des magnétiseurs, un médium par téléphone
conseillé par une amie, ou des spécialistes de médecine
parallèle, afin d'essayer sinon de le guérir, du moins
de soulager un tant soit peu sa douleur. Une tante rapporte d'Amérique
du Sud une sorte de poudre de peau de serpent séché
que Papa doit saupoudrer sur sa soupe le soir et plus généralement
sur tout ce qu'il mange. Cela ne peut pas faire de mal. Maman essaie
de trouver des nouvelles thérapies outre-Atlantique, des
spécialistes de ce type de cancer qu'on connaît peu.
Elle ne trouve rien. Toutes ces recherches occupent, mais rien de
décisif n'intervient, ni dans un sens ni dans l'autre, sachant
que le cancérologue traitant est unanimement considéré
comme le plus apte à faire quelque chose.
Papa a perdu ses cheveux, de temps à autres un fin duvet
repousse. Il a l'air d'un poussin décharné. Il paraît
infiniment fragile, j'ai envie de le prendre dans mes bras et presque
de le bercer. Même si cela peut paraître monstrueux
que le fils berce son père, mais dans cette situation on
est prêt à tout. Rien que de très banal évidemment
que la difficulté du fils à considérer la nouvelle
fragilité du père, de voir voler en éclats
la sécurité que son existence prodiguait, même
à distance. J'ai ce sentiment de fils orphelin virtuel, et
je me sens si peu préparé, si peu prêt…
Papa accepte une troisième chimiothérapie mais l'espoir
s'est un peu enfui. Lui en a clairement conscience, à mon
avis, pour moi c'est moins clair, moins évident. Je me dis
que c'est la routine des chimios, que cela le fatigue certes mais
qu'il n'y a que cela à tenter. Cette satanée douleur
persiste, jour après jour. Heureusement quand il dort la
nuit (le jour il somnole la plupart du temps, lire est trop fatigant,
regarder la télévision un peu moins), ses rêves
lui permettent d'échapper à son état, il rit
même dans ses rêves : ceux-ci sont sans doute sa seule
porte de sortie d'un quotidien si lourd, un quotidien où
maladie et traitement se confondent dans la douleur.
Pourquoi ce cancer, pourquoi précisément une année
après la mort de son père ? Chacun s'interroge, lui
le premier. Le fait que le cancer, supposé provenir du poumon,
ait métastasé dans les os, voudrait-il signifier que
c'est le squelette qui est visé, et par là même
la structure fondamentale de Papa, et donc alors ses rapports difficiles
avec son propre père, mort un an auparavant sans qu'une véritable
réconciliation ait pu se produire ? Papa disant tristement
à la messe d'enterrement de son père : "j'espère
que nous pourrons parler ensemble en haut, maintenant". Tout
cela n'est que supputation… Tout comme la loi des statistiques,
tout ce bonheur vécu pendant les dernières années,
cela ne pouvait pas continuer ainsi, il y aurait forcément,
aussi injuste soit-il, un retournement de situation… Supputation
que la cause soit la cigarette, fumée par Papa jusqu'à
une trentaine d'années… Supputation de l'effet psychologique
de la mort par un cancer de deux ou trois de ses meilleurs amis,
les dernières années, Gérard auparavant, Georges,
le sculpteur…
Je discute une fois avec lui de ce que le cancer peut lui apporter
de positif, paradoxalement. Son regard atteste d'une certaine sagesse,
même s'il répond un peu dans le vague. Ce que je crois,
moi, est ceci. Schématiquement, après avoir vécu
toute sa vie en autodidacte, aimant la vie et donnant beaucoup,
grand raconteur d'histoires, conteur, drôle et cherchant toujours
ce qu'il y avait de beau ou de positif chez les autres, schématiquement,
le voici immobilisé et contraint par la douleur à
rester la plupart de son temps dans son lit. Si au début
il souhaite voir tout le monde pour être réconforté
et partager cet événement, ensuite il veut se replier
sur lui-même, se jugeant "pas intéressant",
pensant qu'il n'a plus rien à apporter, du moins provisoirement,
tant qu'il n'aura pas guéri. Il ne veut plus qu'on lui parle
de sa maladie, qui est déjà suffisamment présente.
Et puis s'opère dans les faits une sorte de compromis, Papa
est incité par Maman à ne pas se couper du monde,
à savoir recevoir des amis lors des repas, quand son état
le permet, quatre fois par semaine environ, parfois sept, parfois
plus encore avec les déjeuners… Ces faits, ces visites,
vont petit à petit aller de pair avec un véritable
repositionnement personnel. Apprendre à écouter, apprendre
à recevoir, et beaucoup d'amis et de proches répondent
présents. A ces dîners, il est, autant qu'il peut l'être,
comme toujours. S'efforçant d'être gai, s'efforçant
de faire parler les autres, même si parfois son état
physique se dégrade, la barre soucieuse sur le front attestant
de la douleur, ce grand corps d'un mètre quatre-vingt-huit
décharné, ces cheveux rares, parfois arborant à
la pommette un bleu énorme parce qu'il s'est cogné
et qu'il prend des anticoagulants, parfois ses sorties un peu précipitées
pour se reposer entre deux plats.… Mais il est globalement
là, assurant l'essentiel avec élégance (cette
élégance qu'on lui a toujours connue), à savoir
une présence forte, ne voulant pas se donner en spectacle,
recevant, apprenant à recevoir, tout en donnant beaucoup
encore.
Pendant tout ce temps-là, parmi toutes ces visites, je viens
pour ma part généralement une à deux fois par
semaine, parfois seulement une fois. Avant cette maladie nous nous
voyions une fois tous les deux mois, les parents habitant la plupart
du temps à Kervello… Et nous nous téléphonions
une fois toutes les deux semaines en moyenne, alors que maintenant
pas un jour ne se passe sans que nous nous appelions… Une
proximité telle que je n'en avais pas connue depuis pratiquement
dix ans…
Globalement, entre la première et la troisième chimiothérapie,
son état ne fait que se dégrader lentement. A cause
du traitement principalement, la douleur et la fatigue le rongeant
quotidiennement. Les doses de médicaments anti-douleurs atténuent
la souffrance mais le plongent dans une torpeur qui dure la plupart
du temps. S'il diminue les doses la douleur prend le dessus…
Il maigrit, il marche de moins en moins, et tous autour de lui,
s'enfonçant avec lui dans la durée, peuvent le voir…
Sans forcément réaliser, tant il est vrai qu'on s'accroche
de plus en plus désespérément à des
espoirs fous…
Papa disait toujours qu'il partirait avant Maman, qu'il fallait
qu'elle s'y prépare, qu'il s'agissait là d'une probabilité
forte. Pourtant ni lui ni nous n'imaginions un tel scénario.
La troisième chimiothérapie a commencé, mais
les examens sont mauvais, encore une fois. Quelques semaines plus
tard on s'aperçoit que certaines des tumeurs risquent de
toucher la colonne vertébrale et de le paralyser au moins
en partie. Papa accepte qu'on l'opère afin de protéger
la moelle épinière en fixant sur l'os des plaques
métalliques. De plus cette opération doit permettre
de réduire la douleur, et on nous dit que Papa devrait marcher
et aller beaucoup mieux une dizaine de jours plus tard. L'idée
d'une paralysie est totalement terrifiante, en ceci qu'elle implique
une agonie.
A partir de ce moment-là tout s'accélère, on
est fin avril début mai. Il est opéré dans
une clinique rue de Milan, à deux pas de chez moi. Maman
comme ma sœur et moi voulons y croire, de toutes nos forces.
L'opération en elle-même se passe bien, et cependant
en ouvrant le dos les médecins ont vu le travail des tumeurs
et n'ont pu fixer les plaques, tant les vertèbres sont déjà
rongées. Ils ont gratté autant qu'ils ont pu des tumeurs,
mais leurs avis sont très réservés. L'opération
a eu lieu et pourtant n'a pas eu lieu, c'est un semi-échec.
Papa souffre beaucoup, le "cocktail" anti-douleur est
sans doute moins efficace, moins affiné. Sa chambre est minuscule,
Maman préfère dormir dans le lit à côté
de lui, pour le soutenir. Je la vois elle-même affaiblie,
amaigrie, anxieuse, ne tenant que par les nerfs, à bout de
force. J'essaie de lui dire d'aller à Asnières une
nuit de temps en temps, ne serait-ce que pour dormir, se reposer
un peu. Nous discutons avec l'anesthésiste, il est assez
brutal mais pas totalement antipathique, bien nommé Tudor.
Il nous dit que Papa risque fort à plus ou moins brève
échéance d'être paralysé, que l'on a
"nettoyé" certaines tumeurs mais qu'il en subsiste
d'autres, notamment très haut dans le dos, là où
l'on n'a pas ouvert, près de la nuque. Il penche pour une
nouvelle opération, mais il n'est en fait sûr de rien.
Papa est sous surveillance médicale continue, mais il tarde
à pouvoir remarcher contrairement à ce que l'on avait
annoncé, son état ne s'améliore pas beaucoup,
et la douleur est très présente. Un des membres de
l'équipe médicale, l'urologue je crois, est convaincu
qu'il faut tenter une analyse de la prostate, que si les chimiothérapies
n'ont pas réussi c'était parce qu'une erreur de diagnostic
s'était produite à l'origine, que le cancer ne provenait
pas du poumon mais d'ailleurs, et que s'il provenait de la prostate
on serait alors en terrain médical plus connu et que les
traitements pourraient alors être enfin efficaces…
Mon anniversaire se fête à la clinique, dans la petite
chambre, comme celui de ma sœur, quelques deux semaines plus
tôt, s'était déroulé à Asnières.
J'ai 29 ans, l'exacte moitié de l'âge de Papa.
Un dimanche, je crois que c'est fin mai, cela fait déjà
deux semaines qu'il est à la clinique de la rue de Milan,
où je viens le voir tous les jours, une atmosphère
de crise règne dans la chambre. J'apprends que Papa refuse
désormais tout traitement, mis à part les anti-douleurs.
Tôt le matin, alors que Maman n'est pas encore arrivée,
ayant dormi à Asnières pour la première fois
depuis dix jours, persuadée par nous, une conversation avec
le médecin a tout déclenché, ou peut-être
a-t-elle été la goutte d'eau qui a fait déborder
le vase. En effet, on voudrait le réopérer par crainte
qu'une autre tumeur ne le paralyse. Papa trouve qu'il s'agit plus
d'acharnement thérapeutique que de tentative de guérison.
Ma sœur est là, Maman aussi, les yeux rougis, Papa m'explique
cela, dit qu'il en a longtemps parlé avec Maman, qui se débattait
comme un beau diable, mais qu'il faut maintenant se rendre à
l'évidence, il est "foutu", et "il faut désormais
le laisser mourir". Je l'écoute en silence, j'ai un
mal fou à encaisser la nouvelle, d'autant plus que la décision
est prise et nettement irrévocable. On ne dit nullement qu'il
est en phase terminale, me dis-je, peut-être un nouveau traitement
est-il possible. Il doit bien exister quelque chose encore à
tenter. Papa ajoute qu'il veut maintenant voir tous ses amis, ses
proches, ceux qui comptent. Il veut leur dire au revoir, les revoir
une dernière fois, avant de mourir, après les deux
semaines d'isolement relatif qu'il a vécues dans cette clinique.
Il pense, ou même il espère que ce sera fini dès
la semaine suivante (en a-t-il une sorte de pressentiment ?). Il
se peut très bien, et les médecins le confirment,
que dans son cas, avec ce type de cancer, ce soit d'abord la paralysie
qui gagne certains de ses membres. Et alors il ne pourra plus parler,
et il prononce le mot de "dignité", il ne voudra
et ne pourra plus voir ses amis.
La règle d'or veut que la décision du malade soit
reine et respectée… Sous le choc de la nouvelle, qui
n'est en fait, avec le recul, pas une grande nouvelle car il est
confirmé que le médecin traitant n'envisage pas de
nouvelle chimiothérapie, se révélant impuissant,
ce qui implique qu'il n'y a plus guère qu'un miracle qui
peut le sauver, je trouve la démarche de Papa un peu trop
solennelle. Je crois qu'il s'agit de la dernière volonté
de l'homme libre qu'il incarne, face au mauvais sort, pour ne plus
le subir mais prendre les devants, de dire lui-même au revoir
et non pas laisser ce soin à la faucheuse. Il faut reconnaître
que cela ne manque pas de panache, certes, mais je crains qu'il
s'agisse d'un acte social qui ne va pas forcément dans le
bon sens, dans le sens d'une préparation à la fin.
En fait, je m'en suis rendu compte ensuite, je me trompais complètement.
Il s'agissait certes d'un acte courageux mais surtout le fruit d'une
très grande lucidité, d'une grande clairvoyance. Papa
savait qu'il était arrivé au bout des traitements
possibles, que ceux-ci s'étaient révélés
impuissants… Alors qu'il aurait pu rester passif, pratiquer
la politique de l'autruche, et Dieu sait qu'il disposait pour cela
de tous les prétextes et excuses du monde, il a exprimé
tout haut ce que le cancer lui murmurait sans doute tout bas…
Mais moi, à ce moment-là, l'espoir qu'il guérisse
associé à la peur de le perdre m'aveugle.
Ma mère et ma sœur, au café du coin, me font
part du besoin absolument nécessaire de Papa de sentir autour
de lui de l'amour, de savoir qu'il est aimé, car il doute
depuis toujours de cet amour. C'est un aspect que j'ignorais totalement,
que je sous-estimais en tout cas. Cela me fait prendre conscience
encore un peu plus de tout ce que je ne connais pas de lui, mais
il est un peu tard. Et en fait, cette dernière année,
chaque fois que j'ai un peu entamé le dialogue, nous n'avons
pu vraiment parlé, la fatigue ou la douleur rendant le dialogue
difficile, de la même façon que certaines choses ne
peuvent être dites entre le père et le fils, sans doute,
parce qu'il s'agit du père et du fils et non pas de deux
amis, c'est du moins ainsi que je m'explique cela, laissant cependant
la porte entrebâillée pour une éventuelle autre
explication dont je n'ai pas conscience pour l'instant.
Papa prend lui-même le téléphone depuis son
lit à la clinique pour appeler les uns et les autres, qui
rappliquent. Il s'agit bientôt d'un défilé.
La chambre est trop petite pour nous accueillir tous, donc c'est
à tour de rôle qu'ont lieu les adieux officiels, souvent
ponctués de larmes d'émotions, chacun essayant de
trouver en lui ce qu'il a à dire à Papa, qui leur
en laisse l'occasion. Pendant ces visites où je suis obligé
de sortir, j'ai toujours du mal à digérer, car je
crains aussi qu'il ne s'agisse que d'une réaction ponctuelle
à un surcroît de souffrance, un ras-le-bol momentané
qu'il aurait soudain rendu irréversible. En fait, mon incapacité
à digérer sur le champ la nouvelle provient de mon
manque de préparation, je me rends compte à quel point
j'espère encore, un miracle, n'importe quoi, comme au premier
jour, que ce ne soit qu'un mauvais rêve. Le reste du temps
il dort, on le nourrit, il ne sourit que très peu tant il
souffre.
Parfois quand j'arrive à la clinique et que je me tiens à
l'extrémité de son lit pour qu'il puisse me voir sans
avoir à tourner la tête, il me regarde sans expression,
ce regard me traverse de part en part, c'est redoutable, je dois
baisser les yeux, j'ai l'impression qu'il regarde ailleurs, autre
chose, à travers moi, ou bien je me sens mis en accusation
pour un crime que je ne connais pas…
Nous connaissons quand même quelques fous rires quand, à
cause de la morphine, il parle avec nous d'une voix un peu pâteuse,
souvent incompréhensible car il n'articule pas, à
la façon d'un babil où apparaissent des éléments
de réalité mais aussi des hallucinations, car il rêve
beaucoup. On doit le convaincre par exemple qu'il n'y a pas de gazon
sur les murs ni au plafond, entre autres. Maman pendant ce temps,
modèle d'amour et d'efficacité, prend des adresses
de cliniques de soins spécialisés, se déplace
pour les visiter, dort aux côtés de Papa toutes les
nuits. Elle réussit à trouver grâce à
des amis une clinique de soins palliatifs, dans le XVe arrondissement.
Le mot est lâché, le soin aux mourants, le combat contre
la douleur uniquement. Son état physique l'empêche
de revenir à Asnières pour l'instant, il ne marche
pas, sa fatigue est extrême et tous les tubes (alimentation,
morphine, poche urinaire, etc.) l'obligent à rester dans
un contexte médical. Mais les médecins disent qu'il
n'est a priori pas en phase terminale, que la classification des
centres de soins palliatifs J –5, –10, –15, ou
–30 ne s'applique pas, qu'il est tout à fait possible
qu'il récupère l'usage de ses jambes et qu'il revienne
pour un temps à Asnières.
Papa répète pourtant à qui veut l'entendre
qu'il en a assez de toute cette souffrance, qu'il souhaite partir
le plus tôt possible. Il accepte néanmoins, persuadé
par l'urologue ou plutôt par nous, de faire effectuer une
analyse de la prostate, sans y croire. Effectivement, l'analyse
ne donnera rien.
On est à la fin mai, Papa est transféré à
la clinique Jeanne-Garnier. Papa apparaît très vite,
après une première erreur de dosage de morphine qui
est assez vite réparée, plus détendu dans ce
lieu. Le personnel est compétent, et il se sent en fait très
soulagé d'avoir réglé les choses, avoir dit
au revoir, et il semble attendre sereinement la suite. Sa chambre
est plus spacieuse, elle donne sur un petit jardin et de son lit
il peut voir les branches des arbres ; il faut cependant arrêter
très vite son regard car de l'autre côté de
la rue, visibles depuis la chambre, telles de gras vautours guettant
leur prochaine proie, clignotent de tous leurs feux deux agences
de pompes funèbres. Papa ne parle plus de mourir la semaine
suivante, il se détend. Et les soins qu'il reçoit
commencent à faire leur effet, la douleur s'estompe sans
forcément qu'il soit groggy. Pendant deux semaines encore,
on est obligé de le nourrir car lever les bras, allongé
sur son lit, le fatigue trop, mais déjà les tubes
disparaissent les uns après les autres, ce qui pour lui est
une satisfaction importante. Il recommence à sourire, et
ce sourire est tout bonnement lumineux.
Maman redort à Asnières désormais. Tendue comme
une pince à linge, la détente de Papa est nécessaire
pour elle aussi. Papa dort ou somnole le matin, puis Maman arrive
vers 11h-midi, elle le fait déjeuner et déjeune souvent
avec lui, puis un kinésithérapeute vient pour faire
avec lui quelques séances de rééducation, le
masser pour qu'il remarche un peu, ou ne serait-ce que se lever.
Il se rendort souvent dans l'après-midi, regarde un peu Roland-Garros
(cela fait bien longtemps qu'il n'avait pas éprouvé
d'intérêt pour le monde extérieur) puis viennent
les amis à partir de 17h, jusqu'à 20h à peu
près, selon un programme de visites filtré et organisé
par Maman, avec l'accord de Papa. Ma sœur et moi pouvons, nous,
passer à n'importe quelle heure, souvent je viens le voir
le soir, car plus tôt les visites ont lieu et souvent l'intimité
prévaut. De la même façon, vu le contexte, j'ai
tendance à être agacé par toutes ces personnes
— comme si je voulais mon père uniquement pour sa famille
très proche —, devoir leur dire bonjour, voir leurs
visages, je ne m'en sens souvent pas capable. Alors je viens le
soir, la plupart du temps à l'heure de son dîner, vers
19h30. Maman après avoir été dîner avec
des amis — sur notre conseil afin qu'elle décompresse
—, dîne maintenant avec lui, systématiquement,
et repart de plus en plus tard. Papa souffre moins, il semble détendu
et sourit énormément. Il a l'air de rajeunir aussi,
c'est frappant, son visage s'adoucit, j'ai énormément
de tendresse pour lui et cette ombre de petit garçon qu'on
aperçoit en lui.
Je n'arrête pas de me demander si je lui ai tout dit, si je
ne vais rien regretter, etc. Je m'entends bien avec Papa, cela fait
des années de cela. Nous avons mis de côté nos
différends passés, et j'ai l'impression de ne rien
avoir de particulier à lui dire. Son regard pourtant a l'air
de m'interroger, parfois. Et je ne sais quoi lui dire que je ne
lui ai déjà dit. Au vu des circonstances, les amis
lui ont dit des choses importantes, des choses qu'ils voulaient
lui dire depuis longtemps, en substance des témoignages d'amour
qui n'ont cessé de le rassurer, et qu'il n'a pas eu peur
de susciter. Mais moi, ai-je besoin de le rassurer de mon amour
? Cela doit-il passer par la parole ? Ne le sait-il pas que je l'aime
? Je me creuse la tête en vain, j'ai l'impression qu'il n'y
a pas de malentendu ou de différend fondamental ou même
important à régler.
Un soir, Maman lui lit une très belle lettre d'un de ses
neveux, dans laquelle celui-ci lui exprime sa reconnaissance, et
ce que l'exemple de Papa lui a apporté. Cette lettre est
très émouvante et Papa pleure d'émotion, à
le voir pleurer Maman et moi avons la gorge serrée. Papa
se tourne vers moi et me demande ce que j'en pense, je lui réponds
aussitôt que je pense exactement la même chose, et plus
encore. Il se met à pleurer de plus belle en souriant…
Je m'aperçois alors que s'il m'a posé cette question
c'est qu'il n'était pas aussi sûr que cela d'être
aimé par son fils, ou en tout cas qu'il avait besoin que
je le lui dise. Rétrospectivement je me dis que ce besoin
d'amour et de preuves d'amour n'a d'égal que la pensée
sans doute terrifiante de cet inconnu qui se dresse devant lui.
A présent je passe tous les jours à la clinique, et
j'ai tendance à rester un peu plus longtemps. Ma sœur
est obligée de partir pour son travail pendant dix jours
à Londres, je me dois de venir de toute façon. Souvent
je viens du bureau, qui est à cinq minutes, ou bien le soir,
après mes séances de natation. Je gare mon scooter
devant les grilles d'entrée, je pénètre dans
le bâtiment et attends l'ascenseur, habitué des lieux.
Au deuxième étage je sors, direction la chambre tout
au fond, à droite. Par le hublot pratiqué dans la
porte, qui sert aux infirmières pour vérifier que
le patient n'a pas besoin d'aide, je vois Papa et Maman, en train
de dîner, Papa allongé sur son lit, puis quelques jours
plus tard assis dans un fauteuil juste à côté,
il fait des progrès. Je m'assois sur une chaise ou sur le
lit, je lis la presse en discutant de tout et de rien, il règne
dans cette chambre une atmosphère de quiétude presque
agréable. Papa est tranquille, serein, parfois nous restons
en silence, un silence apaisant et non pas angoissant. Le temps
semble arrêté, la coupe du monde de football a commencé
et nous regardons des matchs à la télévision
juchée sur le mur d'en face, avec Papa qui s'endort souvent
entre-temps. A côté de la télévision
il y a une petite peluche offerte par un de ses neveux, 4 ans, et
des dessins d'enfants. Il y a aussi des fleurs, renouvelées
régulièrement, tout comme une ou deux bouteilles de
bon vin apportées par les amis et à déguster
au fur et à mesure. Je sais qu'il me faut partir avant Maman,
qui quand elle part embrasse Papa délicatement… Je
n'aime pas imaginer Papa ensuite éveillé, seul dans
la nuit dans sa chambre, à penser à quoi ? Terrifiante
pensée… Je me rassure en me disant, et c'est vrai,
qu'il dort ou somnole très souvent. Le personnel infirmier
est par ailleurs très présent, Marie et son regard
clairvoyant qui rassure Papa, c'est elle qu'il a vue en premier
à la clinique quand il est arrivé, Thérèse,
la grande Thérèse nonchalante avec son gros rire empreint
de sagesse.
Papa sourit beaucoup, il y a quelque chose d'extraordinaire dans
ce sourire. Ce n'est pas seulement l'effet de la nouveauté
après tant de masques de souffrance pendant près d'une
année, ce n'est pas seulement l'impact dans un visage amaigri,
il y a dans ce sourire quelque chose de communicatif, quelque chose
de bénéfique. Je ne dirais pas qu'il y a quelque chose
de spirituel — un prêtre vient pourtant tous les jours
pour dire avec Papa et Maman un Notre-Père —, mais
ce sourire s'en approche, du fait de l'absence de la douleur, enfin,
il semble que Papa se trouve désormais sur une route plus
fleurie, plus parfumée que jamais, et que bizarrement il
nous y précède. Ce sourire est lumineux et appartient
à un cheminement qui n'a plus grand chose à voir avec
le quotidien, avec la réalité extérieure, c'est
le sourire de cette chambre de clinique spécialisée,
lié à la famille et aux amis qui passent, tout comme
cette façon qu'il a de nous dire au revoir, à ma sœur
et moi, après que nous l'ayons embrassé et que nous
soyons dans l'embrasure de la porte, de nous sourire avec un petit
signe de l'index qu'il agite, "au revoir, à tout bientôt"…
Petit Papa, si délicat, il dit tout à coup, mine de
rien, quand je fais mine de partir "déjà ?",
et je reste encore un peu, tout étonné qu'il dise
cela…
Cette routine qui n'en est pas vraiment une est de temps à
autre troublée par les douleurs qui se manifestent à
nouveau, ou bien par des problèmes urinaires, ou encore par
des soudaines bouffées de chaleur pendant la nuit, mais globalement
la présence des médecins, des infirmières et
des aides-soignantes est pour lui tout à fait bénéfique,
car l'aidant très professionnellement. Il parle avec Maman
des détails de son enterrement, des personnes qu'il voudrait
voir parler et qu'il a "convoquées" spécialement
pour le leur demander, du fait qu'il veut être incinéré
et que ses cendres soient dispersées dans un des étangs
du jardin de Kervello, ces étangs qu'il a créés.
Il parle de tout cela sereinement, de la musique qu'il y aurait,
etc. Je lui dit parfois qu'il faut laisser cela aux autres, qu'il
doit se consacrer à un autre type de préparation,
mais ce sont des paroles idiotes dues à ma gène, évidemment
qu'il se prépare, mais là il nous prépare.
Avec le kiné il remarche un peu plus chaque jour, on a l'impression
qu'il progresse, cela peut durer des mois ainsi, il peut y avoir
un miracle, toujours est-il qu'on ne parle plus de traitement, et
que j'imagine que nous évitons tous de nous projeter dans
l'avenir proche.
Nous savons que nous avons des jours, des semaines ou des mois ainsi.
Qu'il peut encore revenir à Asnières. J'ai en mémoire
le cas de ces condamnés qui vivent pour très longtemps
encore. Et il ne s'agit nullement de survie, mais bien au contraire
d'une période presque bénie, si pleine, si intense
et sereine, où j'ai l'impression de retrouver l'essence de
Papa après beaucoup de détours, j'ai l'impression
d'une très grande proximité, après tant de
sensations d'impuissance. Nous sommes tous témoins de cette
mue qui s'opère, ce dépouillement extraordinaire,
cette humilité si forte qui naît, cette active préparation
à l'étape suivante. Ce n'est pas nous qui lui apportons
quelque chose, c'est vraiment lui, il se dégage de sa présence
une force formidable qui rejaillit sur nous et nous réconforte
presque.
Ma sœur rentre enfin, un jour plus tôt que prévu
initialement, et vient le voir. La France est qualifiée pour
les 8e de finale et le match a lieu demain dimanche. Ce matin je
me dis que je vais aller voir Papa avant, et puis finalement je
me dis que le soir ce sera mieux, après le match. La veille
au soir nous avons discuté et beaucoup ri aussi, il y avait
là un oncle de ses amis, qui avait apporté une bonne
bouteille de vin. Ma sœur demandait à Papa des conseils
sur une fenêtre de sa maison, où elle effectue des
travaux. L'avant-veille comme pratiquement tous les soirs, un autre
oncle, un ami, est passé. L'atmosphère est légère,
on trouve tous que l'état de Papa s'améliore, on se
réhabitue à le voir sourire.
Ce dimanche, pendant que je regarde le match de foot dans le XVIIIe,
Papa est bien entouré : Maman, ma sœur, discutent avec
lui, ils ont déjeuné et fait quelques pas ensemble,
Papa se repose maintenant sur son lit. Tout à coup il se
crispe et dit qu'il a mal, ses yeux se révulsent. Ma mère
et ma sœur le prennent par la main, une main chacune, s'affolent,
on appelle l'infirmière. Celle-ci accourt, lui prend le pouls…
"Il est en train de partir…" Ma petite sœur,
ma petite maman, l'entourent, lui parlent, essaient d'empêcher
ce qui arrive, mais tout est fini en quelques dizaines de seconde.
Papa est parti. Le temps de se rendre à l'évidence,
les infirmières s'éclipsent, ma sœur m'appelle.
Il s'agissait finalement d'un J–30.
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