FRACTEUS matrice d'1 identité chaotique quantique / réflexion instable déformée évolutive aléatoire du je en mots / perceptions… MATRICE code source à multiples variables / dimensions connues et inconnues / coefficients espace temps indéterminés / ensemble apparemment ordonné / interface / témoignage… THEO BLAST sujet / terrain / 2 la matrice / je / est 1 / infinité (d') autre(s) / provisoirement définitif & définitivement provisoire…

 

 


J – 30

28 juin
16h50. Le match de 8e de finale de Coupe du Monde qui oppose la France au Paraguay bat son plein. Je suis chez Baudouin dans le XVIIIe, devant le poste de télévision. Dans le XVe arrondissement, mon père discute tranquillement avec sa femme et sa fille qui sont venues le voir. Il a déjeuné, un peu marché, bientôt les visites vont commencer. Je compte passer moi aussi, mais en fin d'après-midi, après le match.

17h. Mon portable sonne, c'est ma sœur : la voix sanglotante, elle me dit que Papa est parti. Trajet en voiture jusqu'à la clinique Jeanne Garnier qui me semble interminable, Baudouin tenant absolument à me conduire en voiture, craignant que j'aie un accident avec mon scooter. J'ai l'impression qu'il y a deux fois plus de circulation et de feux rouges que d'habitude. Enfin on arrive. Je me précipite au deuxième étage, si familier à travers mes visites quotidiennes, la porte de la chambre est close. Je rentre sur la pointe des pieds, je m'approche, il est là, les yeux fermés ou presque, la peau déjà cireuse et froide au contact, curieusement. Maman, ma sœur, me regardent, les larmes jaillissent. Papa, mon petit papa, vient de mourir.

Fin juin, un an plus tôt.
Je téléphone depuis une bouche de métro à Asnières, où se trouvent mes parents. Mon père, opéré un mois plus tôt pour des problèmes de dos, on pensait qu'il s'agissait d'angiomes, continue de souffrir et a subi des examens plus approfondis dont on attend les résultats aujourd'hui. Maman d'une voix étrange et un peu sourde, me répond et m'annonce qu'on a trouvé une poignée de tumeurs. Je n'arrive pas à y croire. Tumeurs ? Oui, c'est un cancer. La nouvelle vrille ma tête. Papa, 58 ans, Papa, un cancer. Des tumeurs sur des vertèbres, une dans le poumon. C'est ce qu'on appelle un cancer généralisé. La formule "ça n'arrive qu'aux autres" ne s'applique plus. Papa et Maman, ma sœur et moi, petite famille apparaissant soudain bien petite et bien vulnérable. Plus rien ne sera comme avant, et pourtant aussitôt nous parlons de médecins, de cancérologues, de traitements. Oui, ceux-ci sont possibles, oui, l'espoir est permis, oui, pourquoi ne guérirait-il pas… C'est un espoir, mais pourquoi alors, tout au fond de moi, ai-je l'impression qu'il s'agit plutôt d'une supplication ?

Le soir même je passe à Asnières, ou le lendemain, j'essaie de dire des choses rassurantes face à des visages consternés, je ne le suis pas moins, des choses du genre "le ciel était trop bleu, sans nuages, depuis le temps, il devait arriver quelque chose, nous avons été trop protégés, trop heureux", etc., des idioties, essayer désespérément de faire sourire, et surtout parler de guérison, espérer, relativiser. Papa ne parle pas, ou presque pas. La douleur dans le dos l'accapare pour beaucoup. Maman a séché ses larmes mais me prévient qu'elle est une véritable fontaine. Ravages de la maladie qui se voient sur les visages, on fait tout pour alléger l'atmosphère.

J'annonce la nouvelle à des amis, je n'arrive pas à y croire. Personne d'ailleurs. C'est un véritable séisme. Et pourtant à l'échelle humaine, rien que de très banal. Je crois à moitié à mon histoire de statistiques, mon esprit certes, le cœur pourtant réagit de façon inverse.

Peu de temps après des séances de radiothérapie sont mises en place. Elles sont destinées à brûler les tumeurs dans le dos, autant que possible en tout cas, afin de laisser plus de chances de réussite à la chimiothérapie, et aussi d'empêcher une contamination aux autres organes. Il semble qu'une certaine urgence soit de mise.

Quelques semaines plus tard le protocole de la première chimiothérapie est arrêté. Le médecin traitant, dans une clinique de Neuilly, se veut rassurant, les tumeurs sont petites. Quatre séances toutes les trois semaines, par série de quatre jours consécutifs. On a tant entendu parler d'effets secondaires que Papa se méfie. Les premiers jours tout semble aller bien. Papa est soulagé, il est avide de voir tous ses proches, ses amis, leur confirmer la nouvelle, les sentir autour de lui, le rassurer de leur présence. Grâce à la morphine, la douleur dans le dos est supportable, il peut voir du monde. On pense même pouvoir entre deux séances le ramener à Asnières, qu'il soit chez lui.

Plus jeune, adolescent, je me prenais à souhaiter sourdement la mort de mes deux parents dans un accident de voiture, non parce que je désirais vraiment leur mort mais parce que je rêvais alors, apitoyé sur moi-même, d'être l'attention de tous. Combien tout cela me semble puéril désormais.

Je profite d'une accalmie dans l'état de Papa, en août, pour partir en vacances à Kervello, mais la maison sans eux pour la première fois depuis sa construction, me semble bien triste et je ne suis pas mécontent de revenir.

Et puis brutalement, au cours d'un déjeuner à Asnières, un week-end je crois — Papa y est revenu depuis une ou deux semaines —, la douleur revient, Papa au visage crispé par la souffrance, on lui parle, on lui masse les pieds, mais on doit le ramener à la clinique par une ambulance convoquée d'urgence, en le transportant dans une coquille rigide. Impressionnante image de cette irruption violente des ambulanciers sous le toit d'Asnières, cette coquille passant tant bien que mal dans l'escalier d'Asnières, le visage contracté de Papa. Le cancer pour la première fois me semble disposer d'un visage. Aussi effrayant que nous sommes impuissants. La morphine qu'on donne à Papa, à la clinique, produit son effet au bout d'un certain temps. Il ne pourra pas tout de suite revenir à Asnières, il faut tout d'abord trouver le bon rythme, le bon battement au sein du traitement. Cette alerte nous rend tous précautionneux.

Pendant tout l'été, nos visites se succèdent à la clinique de Neuilly. On est un peu rassuré, les réactions à la chimiothérapie sont normales nous dit-on, la douleur persiste mais à un niveau tolérable, le traitement suit son cours. Il faut bien surveiller les indices des globules blancs et rouges, les marqueurs du cancer, les éventuelles déshydratations de l'organisme. Papa est entre de bonnes mains, Maman est à ses côtés et essaie par tous les moyens de lui apporter réconfort et espoir. Elle répète vingt fois par jour aux amis qui appellent les mêmes choses, je suis admiratif. Elle joue le rôle du filtre, du lien, c'est par elle que j'apprends tout, l'évolution au jour le jour. A Kervello j'ai dû répondre au téléphone à des amis des parents venant aux nouvelles : c'est tout bonnement insupportable de répéter les mêmes choses, comme si on nous plaquait la tête de force dans de la boue épaisse, respirant tant bien que mal.

Nous savons tous que nous sommes partis pour un voyage qui sera assez long, à l'arrivée indéterminée. A force de perdre du temps dans le métro, j'achète un scooter. Ma sœur et moi contemplons ce phénomène que constitue le couple incarné par nos parents, si proches l'un de l'autre, si intime et se confirmant dans l'épreuve comme si solide, si solide que nous en sommes paradoxalement un peu exclus. Pourtant le pacte est celui de la vérité. Les parents ne nous cachent rien. Et ma sœur et moi, qui chacun vivons de notre côté, assistons à ce combat en spectateurs privilégiés, mais tenaillés par notre impuissance à faire quoi que ce soit, si ce n'est voir Papa aussi souvent que possible, et tenter d'aider Maman par notre présence, tenter de la décharger un peu du fardeau qu'elle porte.

Papa, après la première phase de stupéfaction, a repris du poil de la bête. Ses cheveux sont tombés (ou plutôt il a préféré les tondre et éviter de les voir partir par poignées entières), il commence déjà à s'émacier à force de rester allongé sur son lit, le traitement est à hautes doses. Il reçoit entre dix et vingt personnes qui se succèdent à son chevet, il parle, il écoute, il parle beaucoup. Et puis ces efforts le minent, il n'en peut plus. La fatigue, associée à la douleur, l'emportent, l'abattement arrive. Maman vacille dès que Papa commence à s'enfermer sur lui-même, à penser que le pire est inéluctable. J'imagine combien la tentation est grande pour lui. Maman y veille et le titille, le force à sortir de cet état, mais lui n'en peut plus, il ne veut plus parler de son cancer, il a l'impression de radoter, de ne pas être intéressant, il ne veut plus voir personne mis à part ses enfants et sa femme. Nous essayons, comme nous essaierons désespérément pendant un an, d'amener un rire ou un sourire sur son visage, pour nous rassurer, pour nous dire que Papa est en vie, que l'espoir reste permis.

Trop de monde venait à la clinique. Ne serait-ce que l'addition des amis, des proches parents, de toutes ces personnes que Papa aime et qui le lui rendent bien, cela fait effectivement beaucoup de monde. Puis, plus personne à part sa femme et ses deux enfants. Entre les deux va s'instaurer un moyen terme à la faveur de son retour à Asnières, qui sera celui de recevoir des amis au moment des dîners, et de temps en temps le week-end au déjeuner aussi. C'est le seul moment de la journée, ou presque, où il descend de sa chambre. Le reste du temps il somnole, trop fatigué pour lire par exemple. Vision de Papa, que je viens embrasser quand j'arrive, allongé tout habillé en chaussettes sur son lit, toujours élégant, émergeant avec un plus ou moins grand sourire, généralement faible quand même, le front barré de rides qui témoignent de ce qu'il souffre, et qui a besoin de quelques minutes pour être en mesure de se lever tant il est affaibli (il ne doit plus peser qu'une cinquantaine de kilos) et tant la douleur dans le dos le fait souffrir. D'ailleurs, quand la morphine l'apaise, la douleur n'est estompée que physiquement, Papa la craint tout autant et bouge précautionneusement de peur de la réveiller, la douleur est là en permanence en fait, et c'est elle qui le ronge, sorte de petite balise externe des tumeurs… Il vient dîner avec nous, nous ne parlons que peu du cancer, nous essayons de l'égayer, comme le font tous ses amis, ses proches. Entre deux plats il se lève parfois pour aller marcher, ou pour se recoucher dans le canapé, quand la douleur est trop grande. Puis il revient. La tension est perceptible et nous souffrons tous infiniment de le voir dans cet état.

La conscience de la durée me frappe. Il ne s'agit pas d'un rhume, d'une angine, d'une histoire de quelques semaines. Les mois commencent à défiler, et le cancer est toujours là, le combat fait rage mais l'issue n'est rien moins qu'incertaine. Je dis autour de moi, moitié par vérité et moitié pour me rassurer, qu'il a autant de chances d'en guérir que d'y passer. Mais plus le temps passe et moins je suis optimiste, plus cette épée de Damoclès me semble dangereuse et sur le point de s'abattre. Cela pèse sur chacun d'entre nous, adieu la légèreté et l'insouciance, elle est clairement révolue cette époque où nous avions des années devant nous. Le présent est tellement lourd et angoissant que j'ai même du mal à me souvenir de la période précédente. Il me semble parfois que Papa a toujours eu cette apparence physique de moineau, cet état de délabrement qu'il ne peut empêcher même s'il conserve par devers tout son élégance.

Au bout d'un certain nombre de séances, correspondant à trois mois environ, la première chimiothérapie s'achève et un bilan est effectué. Rien de rassurant, les parents (et j'en parle comme d'un tout tant ils sont associés) s'inquiètent devant les radios et ne sont qu'en partie rassurés devant les dires du cancérologue qui leur dit que les tumeurs ne diminuent pas, mais qu'elles n'augmentent pas non plus. Si rien n'avait été fait, affirme-t-il, vous ne seriez plus là aujourd'hui. Si. L'éternelle histoire des "Si". Plus on s'enfonce dans le temps — la seconde chimio est mise en place avec un protocole différent — plus le combat spécifique contre la douleur est nécessaire. Je recommande Papa à un spécialiste de la douleur qui l'écoute longuement, qui lui prescrit des exercices afin de remuscler un peu son dos, et des dosages à base de morphine plus affinés. En y repensant, j'ai plus l'impression que c'est l'écoute du spécialiste qui agit un peu, tant la douleur tout au plus devient "supportable", par moments, sans jamais disparaître vraiment. D'autres personnes qui subissent des chimiothérapies analogues ont la chance de pouvoir mener une vie pratiquement normale entre les séances. La douleur ne laisse pas de répit à Papa, à aucun moment, ou alors par doses médicamenteuses qui l'assomment et qui font qu'il ne vit plus. Je ne peux m'empêcher de constater ces tâtonnements de la "science" médicale. Tout est incertain et l'oracle des débuts, guérisseur ou demi-dieu doué du don de guérir, n'est qu'un faible humain doté d'un certain savoir qui le plonge dans une plus grande ignorance.

Entre deux chimiothérapies, alors que Papa semble ne pas aller trop mal, les parents décident de retourner à Kervello. Kervello et le jardin, là où ils ont passé la majeure partie de leur temps heureux ces dernières années, avec ce projet de jardin sur lequel ils s'activaient, dans la perspective des deux trois prochaines décennies. Ils n'ont pu s'y rendre auparavant, cela leur manque cruellement. En fait, le retour a lieu rapidement, Papa passe son temps sur son lit, et c'est encore plus frustrant pour lui de voir le jardin de l'autre côté des fenêtres et pourtant hors de sa portée. Il a trop peur d'autre part d'avoir une crise et de pas être à proximité de la clinique.

Plus on avance dans les chimiothérapies et plus Papa est fatigué, en plus de la douleur, et bien entendu à cause de la douleur. Les premiers mois il déambulait dans la maison, il pouvait même aller dans le jardin et faire quelques promenades avec Maman, qui le poussait en ce sens. Mais petit à petit ses pas se limitent à la maison, et bientôt à sa chambre essentiellement.

Le modus vivendi des visites des amis ou de la famille, sa mère, ses sœurs, ses cousins, se poursuit, et une apparence de stabilité s'opère si ce n'est que rien de décisif n'a lieu. La seconde chimio n'aboutit à rien de nouveau, quelques tumeurs ont même progressé, mais il faut continuer. Et Papa doute de plus en plus de sa guérison, et nous aussi même si nous n'en laissons rien paraître. Le ratio 50/50 se transforme dans ma tête en 40/60, puis en 20/80, mais plus les chances de guérison diminuent et plus je m'accroche, presque frénétiquement, à ce qui reste. Et plus cela se réduit, plus on se prend à espérer un miracle, profitant de ce que le cancer a d'inexplicable, profitant des tâtonnements de la science médicale.

A Noël je repars à Kervello quelques jours. J'écris de là-bas une lettre à Papa où j'essaie très maladroitement de lui dire combien sa maladie me touche, combien je l'aime, et combien il faut essayer de s'accrocher. J'essaie à ma façon de lui "dire" que je l'aime, très maladroitement. Cette lettre me taraudait, il fallait que je l'écrive, il fallait que je fasse un geste, aussi ténu fût-il, en direction de Papa, qu'il en soit témoin.

Maman se débat comme une tigresse. Elle va même jusqu'à appeler des magnétiseurs, un médium par téléphone conseillé par une amie, ou des spécialistes de médecine parallèle, afin d'essayer sinon de le guérir, du moins de soulager un tant soit peu sa douleur. Une tante rapporte d'Amérique du Sud une sorte de poudre de peau de serpent séché que Papa doit saupoudrer sur sa soupe le soir et plus généralement sur tout ce qu'il mange. Cela ne peut pas faire de mal. Maman essaie de trouver des nouvelles thérapies outre-Atlantique, des spécialistes de ce type de cancer qu'on connaît peu. Elle ne trouve rien. Toutes ces recherches occupent, mais rien de décisif n'intervient, ni dans un sens ni dans l'autre, sachant que le cancérologue traitant est unanimement considéré comme le plus apte à faire quelque chose.

Papa a perdu ses cheveux, de temps à autres un fin duvet repousse. Il a l'air d'un poussin décharné. Il paraît infiniment fragile, j'ai envie de le prendre dans mes bras et presque de le bercer. Même si cela peut paraître monstrueux que le fils berce son père, mais dans cette situation on est prêt à tout. Rien que de très banal évidemment que la difficulté du fils à considérer la nouvelle fragilité du père, de voir voler en éclats la sécurité que son existence prodiguait, même à distance. J'ai ce sentiment de fils orphelin virtuel, et je me sens si peu préparé, si peu prêt…

Papa accepte une troisième chimiothérapie mais l'espoir s'est un peu enfui. Lui en a clairement conscience, à mon avis, pour moi c'est moins clair, moins évident. Je me dis que c'est la routine des chimios, que cela le fatigue certes mais qu'il n'y a que cela à tenter. Cette satanée douleur persiste, jour après jour. Heureusement quand il dort la nuit (le jour il somnole la plupart du temps, lire est trop fatigant, regarder la télévision un peu moins), ses rêves lui permettent d'échapper à son état, il rit même dans ses rêves : ceux-ci sont sans doute sa seule porte de sortie d'un quotidien si lourd, un quotidien où maladie et traitement se confondent dans la douleur.

Pourquoi ce cancer, pourquoi précisément une année après la mort de son père ? Chacun s'interroge, lui le premier. Le fait que le cancer, supposé provenir du poumon, ait métastasé dans les os, voudrait-il signifier que c'est le squelette qui est visé, et par là même la structure fondamentale de Papa, et donc alors ses rapports difficiles avec son propre père, mort un an auparavant sans qu'une véritable réconciliation ait pu se produire ? Papa disant tristement à la messe d'enterrement de son père : "j'espère que nous pourrons parler ensemble en haut, maintenant". Tout cela n'est que supputation… Tout comme la loi des statistiques, tout ce bonheur vécu pendant les dernières années, cela ne pouvait pas continuer ainsi, il y aurait forcément, aussi injuste soit-il, un retournement de situation… Supputation que la cause soit la cigarette, fumée par Papa jusqu'à une trentaine d'années… Supputation de l'effet psychologique de la mort par un cancer de deux ou trois de ses meilleurs amis, les dernières années, Gérard auparavant, Georges, le sculpteur…

Je discute une fois avec lui de ce que le cancer peut lui apporter de positif, paradoxalement. Son regard atteste d'une certaine sagesse, même s'il répond un peu dans le vague. Ce que je crois, moi, est ceci. Schématiquement, après avoir vécu toute sa vie en autodidacte, aimant la vie et donnant beaucoup, grand raconteur d'histoires, conteur, drôle et cherchant toujours ce qu'il y avait de beau ou de positif chez les autres, schématiquement, le voici immobilisé et contraint par la douleur à rester la plupart de son temps dans son lit. Si au début il souhaite voir tout le monde pour être réconforté et partager cet événement, ensuite il veut se replier sur lui-même, se jugeant "pas intéressant", pensant qu'il n'a plus rien à apporter, du moins provisoirement, tant qu'il n'aura pas guéri. Il ne veut plus qu'on lui parle de sa maladie, qui est déjà suffisamment présente. Et puis s'opère dans les faits une sorte de compromis, Papa est incité par Maman à ne pas se couper du monde, à savoir recevoir des amis lors des repas, quand son état le permet, quatre fois par semaine environ, parfois sept, parfois plus encore avec les déjeuners… Ces faits, ces visites, vont petit à petit aller de pair avec un véritable repositionnement personnel. Apprendre à écouter, apprendre à recevoir, et beaucoup d'amis et de proches répondent présents. A ces dîners, il est, autant qu'il peut l'être, comme toujours. S'efforçant d'être gai, s'efforçant de faire parler les autres, même si parfois son état physique se dégrade, la barre soucieuse sur le front attestant de la douleur, ce grand corps d'un mètre quatre-vingt-huit décharné, ces cheveux rares, parfois arborant à la pommette un bleu énorme parce qu'il s'est cogné et qu'il prend des anticoagulants, parfois ses sorties un peu précipitées pour se reposer entre deux plats.… Mais il est globalement là, assurant l'essentiel avec élégance (cette élégance qu'on lui a toujours connue), à savoir une présence forte, ne voulant pas se donner en spectacle, recevant, apprenant à recevoir, tout en donnant beaucoup encore.

Pendant tout ce temps-là, parmi toutes ces visites, je viens pour ma part généralement une à deux fois par semaine, parfois seulement une fois. Avant cette maladie nous nous voyions une fois tous les deux mois, les parents habitant la plupart du temps à Kervello… Et nous nous téléphonions une fois toutes les deux semaines en moyenne, alors que maintenant pas un jour ne se passe sans que nous nous appelions… Une proximité telle que je n'en avais pas connue depuis pratiquement dix ans…

Globalement, entre la première et la troisième chimiothérapie, son état ne fait que se dégrader lentement. A cause du traitement principalement, la douleur et la fatigue le rongeant quotidiennement. Les doses de médicaments anti-douleurs atténuent la souffrance mais le plongent dans une torpeur qui dure la plupart du temps. S'il diminue les doses la douleur prend le dessus… Il maigrit, il marche de moins en moins, et tous autour de lui, s'enfonçant avec lui dans la durée, peuvent le voir… Sans forcément réaliser, tant il est vrai qu'on s'accroche de plus en plus désespérément à des espoirs fous…

Papa disait toujours qu'il partirait avant Maman, qu'il fallait qu'elle s'y prépare, qu'il s'agissait là d'une probabilité forte. Pourtant ni lui ni nous n'imaginions un tel scénario.

La troisième chimiothérapie a commencé, mais les examens sont mauvais, encore une fois. Quelques semaines plus tard on s'aperçoit que certaines des tumeurs risquent de toucher la colonne vertébrale et de le paralyser au moins en partie. Papa accepte qu'on l'opère afin de protéger la moelle épinière en fixant sur l'os des plaques métalliques. De plus cette opération doit permettre de réduire la douleur, et on nous dit que Papa devrait marcher et aller beaucoup mieux une dizaine de jours plus tard. L'idée d'une paralysie est totalement terrifiante, en ceci qu'elle implique une agonie.

A partir de ce moment-là tout s'accélère, on est fin avril début mai. Il est opéré dans une clinique rue de Milan, à deux pas de chez moi. Maman comme ma sœur et moi voulons y croire, de toutes nos forces. L'opération en elle-même se passe bien, et cependant en ouvrant le dos les médecins ont vu le travail des tumeurs et n'ont pu fixer les plaques, tant les vertèbres sont déjà rongées. Ils ont gratté autant qu'ils ont pu des tumeurs, mais leurs avis sont très réservés. L'opération a eu lieu et pourtant n'a pas eu lieu, c'est un semi-échec. Papa souffre beaucoup, le "cocktail" anti-douleur est sans doute moins efficace, moins affiné. Sa chambre est minuscule, Maman préfère dormir dans le lit à côté de lui, pour le soutenir. Je la vois elle-même affaiblie, amaigrie, anxieuse, ne tenant que par les nerfs, à bout de force. J'essaie de lui dire d'aller à Asnières une nuit de temps en temps, ne serait-ce que pour dormir, se reposer un peu. Nous discutons avec l'anesthésiste, il est assez brutal mais pas totalement antipathique, bien nommé Tudor. Il nous dit que Papa risque fort à plus ou moins brève échéance d'être paralysé, que l'on a "nettoyé" certaines tumeurs mais qu'il en subsiste d'autres, notamment très haut dans le dos, là où l'on n'a pas ouvert, près de la nuque. Il penche pour une nouvelle opération, mais il n'est en fait sûr de rien. Papa est sous surveillance médicale continue, mais il tarde à pouvoir remarcher contrairement à ce que l'on avait annoncé, son état ne s'améliore pas beaucoup, et la douleur est très présente. Un des membres de l'équipe médicale, l'urologue je crois, est convaincu qu'il faut tenter une analyse de la prostate, que si les chimiothérapies n'ont pas réussi c'était parce qu'une erreur de diagnostic s'était produite à l'origine, que le cancer ne provenait pas du poumon mais d'ailleurs, et que s'il provenait de la prostate on serait alors en terrain médical plus connu et que les traitements pourraient alors être enfin efficaces…

Mon anniversaire se fête à la clinique, dans la petite chambre, comme celui de ma sœur, quelques deux semaines plus tôt, s'était déroulé à Asnières. J'ai 29 ans, l'exacte moitié de l'âge de Papa.

Un dimanche, je crois que c'est fin mai, cela fait déjà deux semaines qu'il est à la clinique de la rue de Milan, où je viens le voir tous les jours, une atmosphère de crise règne dans la chambre. J'apprends que Papa refuse désormais tout traitement, mis à part les anti-douleurs. Tôt le matin, alors que Maman n'est pas encore arrivée, ayant dormi à Asnières pour la première fois depuis dix jours, persuadée par nous, une conversation avec le médecin a tout déclenché, ou peut-être a-t-elle été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. En effet, on voudrait le réopérer par crainte qu'une autre tumeur ne le paralyse. Papa trouve qu'il s'agit plus d'acharnement thérapeutique que de tentative de guérison. Ma sœur est là, Maman aussi, les yeux rougis, Papa m'explique cela, dit qu'il en a longtemps parlé avec Maman, qui se débattait comme un beau diable, mais qu'il faut maintenant se rendre à l'évidence, il est "foutu", et "il faut désormais le laisser mourir". Je l'écoute en silence, j'ai un mal fou à encaisser la nouvelle, d'autant plus que la décision est prise et nettement irrévocable. On ne dit nullement qu'il est en phase terminale, me dis-je, peut-être un nouveau traitement est-il possible. Il doit bien exister quelque chose encore à tenter. Papa ajoute qu'il veut maintenant voir tous ses amis, ses proches, ceux qui comptent. Il veut leur dire au revoir, les revoir une dernière fois, avant de mourir, après les deux semaines d'isolement relatif qu'il a vécues dans cette clinique. Il pense, ou même il espère que ce sera fini dès la semaine suivante (en a-t-il une sorte de pressentiment ?). Il se peut très bien, et les médecins le confirment, que dans son cas, avec ce type de cancer, ce soit d'abord la paralysie qui gagne certains de ses membres. Et alors il ne pourra plus parler, et il prononce le mot de "dignité", il ne voudra et ne pourra plus voir ses amis.

La règle d'or veut que la décision du malade soit reine et respectée… Sous le choc de la nouvelle, qui n'est en fait, avec le recul, pas une grande nouvelle car il est confirmé que le médecin traitant n'envisage pas de nouvelle chimiothérapie, se révélant impuissant, ce qui implique qu'il n'y a plus guère qu'un miracle qui peut le sauver, je trouve la démarche de Papa un peu trop solennelle. Je crois qu'il s'agit de la dernière volonté de l'homme libre qu'il incarne, face au mauvais sort, pour ne plus le subir mais prendre les devants, de dire lui-même au revoir et non pas laisser ce soin à la faucheuse. Il faut reconnaître que cela ne manque pas de panache, certes, mais je crains qu'il s'agisse d'un acte social qui ne va pas forcément dans le bon sens, dans le sens d'une préparation à la fin. En fait, je m'en suis rendu compte ensuite, je me trompais complètement. Il s'agissait certes d'un acte courageux mais surtout le fruit d'une très grande lucidité, d'une grande clairvoyance. Papa savait qu'il était arrivé au bout des traitements possibles, que ceux-ci s'étaient révélés impuissants… Alors qu'il aurait pu rester passif, pratiquer la politique de l'autruche, et Dieu sait qu'il disposait pour cela de tous les prétextes et excuses du monde, il a exprimé tout haut ce que le cancer lui murmurait sans doute tout bas… Mais moi, à ce moment-là, l'espoir qu'il guérisse associé à la peur de le perdre m'aveugle.

Ma mère et ma sœur, au café du coin, me font part du besoin absolument nécessaire de Papa de sentir autour de lui de l'amour, de savoir qu'il est aimé, car il doute depuis toujours de cet amour. C'est un aspect que j'ignorais totalement, que je sous-estimais en tout cas. Cela me fait prendre conscience encore un peu plus de tout ce que je ne connais pas de lui, mais il est un peu tard. Et en fait, cette dernière année, chaque fois que j'ai un peu entamé le dialogue, nous n'avons pu vraiment parlé, la fatigue ou la douleur rendant le dialogue difficile, de la même façon que certaines choses ne peuvent être dites entre le père et le fils, sans doute, parce qu'il s'agit du père et du fils et non pas de deux amis, c'est du moins ainsi que je m'explique cela, laissant cependant la porte entrebâillée pour une éventuelle autre explication dont je n'ai pas conscience pour l'instant.

Papa prend lui-même le téléphone depuis son lit à la clinique pour appeler les uns et les autres, qui rappliquent. Il s'agit bientôt d'un défilé. La chambre est trop petite pour nous accueillir tous, donc c'est à tour de rôle qu'ont lieu les adieux officiels, souvent ponctués de larmes d'émotions, chacun essayant de trouver en lui ce qu'il a à dire à Papa, qui leur en laisse l'occasion. Pendant ces visites où je suis obligé de sortir, j'ai toujours du mal à digérer, car je crains aussi qu'il ne s'agisse que d'une réaction ponctuelle à un surcroît de souffrance, un ras-le-bol momentané qu'il aurait soudain rendu irréversible. En fait, mon incapacité à digérer sur le champ la nouvelle provient de mon manque de préparation, je me rends compte à quel point j'espère encore, un miracle, n'importe quoi, comme au premier jour, que ce ne soit qu'un mauvais rêve. Le reste du temps il dort, on le nourrit, il ne sourit que très peu tant il souffre.

Parfois quand j'arrive à la clinique et que je me tiens à l'extrémité de son lit pour qu'il puisse me voir sans avoir à tourner la tête, il me regarde sans expression, ce regard me traverse de part en part, c'est redoutable, je dois baisser les yeux, j'ai l'impression qu'il regarde ailleurs, autre chose, à travers moi, ou bien je me sens mis en accusation pour un crime que je ne connais pas…

Nous connaissons quand même quelques fous rires quand, à cause de la morphine, il parle avec nous d'une voix un peu pâteuse, souvent incompréhensible car il n'articule pas, à la façon d'un babil où apparaissent des éléments de réalité mais aussi des hallucinations, car il rêve beaucoup. On doit le convaincre par exemple qu'il n'y a pas de gazon sur les murs ni au plafond, entre autres. Maman pendant ce temps, modèle d'amour et d'efficacité, prend des adresses de cliniques de soins spécialisés, se déplace pour les visiter, dort aux côtés de Papa toutes les nuits. Elle réussit à trouver grâce à des amis une clinique de soins palliatifs, dans le XVe arrondissement. Le mot est lâché, le soin aux mourants, le combat contre la douleur uniquement. Son état physique l'empêche de revenir à Asnières pour l'instant, il ne marche pas, sa fatigue est extrême et tous les tubes (alimentation, morphine, poche urinaire, etc.) l'obligent à rester dans un contexte médical. Mais les médecins disent qu'il n'est a priori pas en phase terminale, que la classification des centres de soins palliatifs J –5, –10, –15, ou –30 ne s'applique pas, qu'il est tout à fait possible qu'il récupère l'usage de ses jambes et qu'il revienne pour un temps à Asnières.

Papa répète pourtant à qui veut l'entendre qu'il en a assez de toute cette souffrance, qu'il souhaite partir le plus tôt possible. Il accepte néanmoins, persuadé par l'urologue ou plutôt par nous, de faire effectuer une analyse de la prostate, sans y croire. Effectivement, l'analyse ne donnera rien.

On est à la fin mai, Papa est transféré à la clinique Jeanne-Garnier. Papa apparaît très vite, après une première erreur de dosage de morphine qui est assez vite réparée, plus détendu dans ce lieu. Le personnel est compétent, et il se sent en fait très soulagé d'avoir réglé les choses, avoir dit au revoir, et il semble attendre sereinement la suite. Sa chambre est plus spacieuse, elle donne sur un petit jardin et de son lit il peut voir les branches des arbres ; il faut cependant arrêter très vite son regard car de l'autre côté de la rue, visibles depuis la chambre, telles de gras vautours guettant leur prochaine proie, clignotent de tous leurs feux deux agences de pompes funèbres. Papa ne parle plus de mourir la semaine suivante, il se détend. Et les soins qu'il reçoit commencent à faire leur effet, la douleur s'estompe sans forcément qu'il soit groggy. Pendant deux semaines encore, on est obligé de le nourrir car lever les bras, allongé sur son lit, le fatigue trop, mais déjà les tubes disparaissent les uns après les autres, ce qui pour lui est une satisfaction importante. Il recommence à sourire, et ce sourire est tout bonnement lumineux.

Maman redort à Asnières désormais. Tendue comme une pince à linge, la détente de Papa est nécessaire pour elle aussi. Papa dort ou somnole le matin, puis Maman arrive vers 11h-midi, elle le fait déjeuner et déjeune souvent avec lui, puis un kinésithérapeute vient pour faire avec lui quelques séances de rééducation, le masser pour qu'il remarche un peu, ou ne serait-ce que se lever. Il se rendort souvent dans l'après-midi, regarde un peu Roland-Garros (cela fait bien longtemps qu'il n'avait pas éprouvé d'intérêt pour le monde extérieur) puis viennent les amis à partir de 17h, jusqu'à 20h à peu près, selon un programme de visites filtré et organisé par Maman, avec l'accord de Papa. Ma sœur et moi pouvons, nous, passer à n'importe quelle heure, souvent je viens le voir le soir, car plus tôt les visites ont lieu et souvent l'intimité prévaut. De la même façon, vu le contexte, j'ai tendance à être agacé par toutes ces personnes — comme si je voulais mon père uniquement pour sa famille très proche —, devoir leur dire bonjour, voir leurs visages, je ne m'en sens souvent pas capable. Alors je viens le soir, la plupart du temps à l'heure de son dîner, vers 19h30. Maman après avoir été dîner avec des amis — sur notre conseil afin qu'elle décompresse —, dîne maintenant avec lui, systématiquement, et repart de plus en plus tard. Papa souffre moins, il semble détendu et sourit énormément. Il a l'air de rajeunir aussi, c'est frappant, son visage s'adoucit, j'ai énormément de tendresse pour lui et cette ombre de petit garçon qu'on aperçoit en lui.

Je n'arrête pas de me demander si je lui ai tout dit, si je ne vais rien regretter, etc. Je m'entends bien avec Papa, cela fait des années de cela. Nous avons mis de côté nos différends passés, et j'ai l'impression de ne rien avoir de particulier à lui dire. Son regard pourtant a l'air de m'interroger, parfois. Et je ne sais quoi lui dire que je ne lui ai déjà dit. Au vu des circonstances, les amis lui ont dit des choses importantes, des choses qu'ils voulaient lui dire depuis longtemps, en substance des témoignages d'amour qui n'ont cessé de le rassurer, et qu'il n'a pas eu peur de susciter. Mais moi, ai-je besoin de le rassurer de mon amour ? Cela doit-il passer par la parole ? Ne le sait-il pas que je l'aime ? Je me creuse la tête en vain, j'ai l'impression qu'il n'y a pas de malentendu ou de différend fondamental ou même important à régler.

Un soir, Maman lui lit une très belle lettre d'un de ses neveux, dans laquelle celui-ci lui exprime sa reconnaissance, et ce que l'exemple de Papa lui a apporté. Cette lettre est très émouvante et Papa pleure d'émotion, à le voir pleurer Maman et moi avons la gorge serrée. Papa se tourne vers moi et me demande ce que j'en pense, je lui réponds aussitôt que je pense exactement la même chose, et plus encore. Il se met à pleurer de plus belle en souriant… Je m'aperçois alors que s'il m'a posé cette question c'est qu'il n'était pas aussi sûr que cela d'être aimé par son fils, ou en tout cas qu'il avait besoin que je le lui dise. Rétrospectivement je me dis que ce besoin d'amour et de preuves d'amour n'a d'égal que la pensée sans doute terrifiante de cet inconnu qui se dresse devant lui.

A présent je passe tous les jours à la clinique, et j'ai tendance à rester un peu plus longtemps. Ma sœur est obligée de partir pour son travail pendant dix jours à Londres, je me dois de venir de toute façon. Souvent je viens du bureau, qui est à cinq minutes, ou bien le soir, après mes séances de natation. Je gare mon scooter devant les grilles d'entrée, je pénètre dans le bâtiment et attends l'ascenseur, habitué des lieux. Au deuxième étage je sors, direction la chambre tout au fond, à droite. Par le hublot pratiqué dans la porte, qui sert aux infirmières pour vérifier que le patient n'a pas besoin d'aide, je vois Papa et Maman, en train de dîner, Papa allongé sur son lit, puis quelques jours plus tard assis dans un fauteuil juste à côté, il fait des progrès. Je m'assois sur une chaise ou sur le lit, je lis la presse en discutant de tout et de rien, il règne dans cette chambre une atmosphère de quiétude presque agréable. Papa est tranquille, serein, parfois nous restons en silence, un silence apaisant et non pas angoissant. Le temps semble arrêté, la coupe du monde de football a commencé et nous regardons des matchs à la télévision juchée sur le mur d'en face, avec Papa qui s'endort souvent entre-temps. A côté de la télévision il y a une petite peluche offerte par un de ses neveux, 4 ans, et des dessins d'enfants. Il y a aussi des fleurs, renouvelées régulièrement, tout comme une ou deux bouteilles de bon vin apportées par les amis et à déguster au fur et à mesure. Je sais qu'il me faut partir avant Maman, qui quand elle part embrasse Papa délicatement… Je n'aime pas imaginer Papa ensuite éveillé, seul dans la nuit dans sa chambre, à penser à quoi ? Terrifiante pensée… Je me rassure en me disant, et c'est vrai, qu'il dort ou somnole très souvent. Le personnel infirmier est par ailleurs très présent, Marie et son regard clairvoyant qui rassure Papa, c'est elle qu'il a vue en premier à la clinique quand il est arrivé, Thérèse, la grande Thérèse nonchalante avec son gros rire empreint de sagesse.

Papa sourit beaucoup, il y a quelque chose d'extraordinaire dans ce sourire. Ce n'est pas seulement l'effet de la nouveauté après tant de masques de souffrance pendant près d'une année, ce n'est pas seulement l'impact dans un visage amaigri, il y a dans ce sourire quelque chose de communicatif, quelque chose de bénéfique. Je ne dirais pas qu'il y a quelque chose de spirituel — un prêtre vient pourtant tous les jours pour dire avec Papa et Maman un Notre-Père —, mais ce sourire s'en approche, du fait de l'absence de la douleur, enfin, il semble que Papa se trouve désormais sur une route plus fleurie, plus parfumée que jamais, et que bizarrement il nous y précède. Ce sourire est lumineux et appartient à un cheminement qui n'a plus grand chose à voir avec le quotidien, avec la réalité extérieure, c'est le sourire de cette chambre de clinique spécialisée, lié à la famille et aux amis qui passent, tout comme cette façon qu'il a de nous dire au revoir, à ma sœur et moi, après que nous l'ayons embrassé et que nous soyons dans l'embrasure de la porte, de nous sourire avec un petit signe de l'index qu'il agite, "au revoir, à tout bientôt"… Petit Papa, si délicat, il dit tout à coup, mine de rien, quand je fais mine de partir "déjà ?", et je reste encore un peu, tout étonné qu'il dise cela…

Cette routine qui n'en est pas vraiment une est de temps à autre troublée par les douleurs qui se manifestent à nouveau, ou bien par des problèmes urinaires, ou encore par des soudaines bouffées de chaleur pendant la nuit, mais globalement la présence des médecins, des infirmières et des aides-soignantes est pour lui tout à fait bénéfique, car l'aidant très professionnellement. Il parle avec Maman des détails de son enterrement, des personnes qu'il voudrait voir parler et qu'il a "convoquées" spécialement pour le leur demander, du fait qu'il veut être incinéré et que ses cendres soient dispersées dans un des étangs du jardin de Kervello, ces étangs qu'il a créés. Il parle de tout cela sereinement, de la musique qu'il y aurait, etc. Je lui dit parfois qu'il faut laisser cela aux autres, qu'il doit se consacrer à un autre type de préparation, mais ce sont des paroles idiotes dues à ma gène, évidemment qu'il se prépare, mais là il nous prépare. Avec le kiné il remarche un peu plus chaque jour, on a l'impression qu'il progresse, cela peut durer des mois ainsi, il peut y avoir un miracle, toujours est-il qu'on ne parle plus de traitement, et que j'imagine que nous évitons tous de nous projeter dans l'avenir proche.

Nous savons que nous avons des jours, des semaines ou des mois ainsi. Qu'il peut encore revenir à Asnières. J'ai en mémoire le cas de ces condamnés qui vivent pour très longtemps encore. Et il ne s'agit nullement de survie, mais bien au contraire d'une période presque bénie, si pleine, si intense et sereine, où j'ai l'impression de retrouver l'essence de Papa après beaucoup de détours, j'ai l'impression d'une très grande proximité, après tant de sensations d'impuissance. Nous sommes tous témoins de cette mue qui s'opère, ce dépouillement extraordinaire, cette humilité si forte qui naît, cette active préparation à l'étape suivante. Ce n'est pas nous qui lui apportons quelque chose, c'est vraiment lui, il se dégage de sa présence une force formidable qui rejaillit sur nous et nous réconforte presque.

Ma sœur rentre enfin, un jour plus tôt que prévu initialement, et vient le voir. La France est qualifiée pour les 8e de finale et le match a lieu demain dimanche. Ce matin je me dis que je vais aller voir Papa avant, et puis finalement je me dis que le soir ce sera mieux, après le match. La veille au soir nous avons discuté et beaucoup ri aussi, il y avait là un oncle de ses amis, qui avait apporté une bonne bouteille de vin. Ma sœur demandait à Papa des conseils sur une fenêtre de sa maison, où elle effectue des travaux. L'avant-veille comme pratiquement tous les soirs, un autre oncle, un ami, est passé. L'atmosphère est légère, on trouve tous que l'état de Papa s'améliore, on se réhabitue à le voir sourire.

Ce dimanche, pendant que je regarde le match de foot dans le XVIIIe, Papa est bien entouré : Maman, ma sœur, discutent avec lui, ils ont déjeuné et fait quelques pas ensemble, Papa se repose maintenant sur son lit. Tout à coup il se crispe et dit qu'il a mal, ses yeux se révulsent. Ma mère et ma sœur le prennent par la main, une main chacune, s'affolent, on appelle l'infirmière. Celle-ci accourt, lui prend le pouls… "Il est en train de partir…" Ma petite sœur, ma petite maman, l'entourent, lui parlent, essaient d'empêcher ce qui arrive, mais tout est fini en quelques dizaines de seconde. Papa est parti. Le temps de se rendre à l'évidence, les infirmières s'éclipsent, ma sœur m'appelle.

Il s'agissait finalement d'un J–30.


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