"Je veux être Moi-même
pleinement :
Moi, le possédé de la Stupeur.
— Et tout mon enthousiasme,
Ah ! qu'il soit mon Orient !"
Sa-Carneiro, 2e Chanson du Déclin
C'est l'enfant que j'ai découvert en toi,
la première fois où je t'ai vue. Non pas le gamin
malicieux et rieur que tu peux et sais être par moments, mais
bien au contraire l'enfant grave et silencieux assis sur des marches
au velours rouge. Cet enfant m'a ému au possible. Je voulais
m'approcher, m'asseoir à tes côtés, t'assurer
déjà d'une simple présence : mais une pudeur
diffuse m'en empêcha, et puis je ne te connaissais que de
nom, c'était trop peu me semblait-il, pour faire irruption
dans ta vie.
Ce qui m'a touché, la première fois, c'est l'enfant
solitaire plongé dans son monde et comme égaré
dans cet hôtel particulier, parmi des adolescents anonymes
qui valsaient et riaient. Je t'observais, derrière une colonne,
et dès cet instant je me suis mis à sourire, sachant
désormais que quelques mètres plus loin vivait un
être que je sentais proche, si proche. Quelques mois s'écoulèrent,
déjà le processus se mettait en branle, c'est-à-dire
qu'au fur et à mesure que le temps s'écoulait, non
seulement je ne t'oubliais pas, mais en plus ton image devenait
de plus en plus obsessionnelle. Par obsession, je veux dire que
s'était imprimée en moi ta présence, simple
silhouette à l'époque, remplie d'un pressentiment
de complicité. Je continuais à vivre comme si de rien
était, et pourtant, enfouie dans quelque recoin de mon âme,
tu existais déjà.
Je t'ai revue un jour d'été, et cette fois-ci je t'ai
parlée. Tu avais changé, et pourtant l'enfant que
j'avais vu était toujours là. Tu me parlais d'une
voix qui était murmure, secret, tu me parlais de L. Tous
mes pressentiments se confirmaient au fur et à mesure que
nous liions connaissance, la certitude intérieure que j'avais
eue se muait en réalité. Et je voulais déjà
te donner tout ce dont j'étais capable, je voulais te dédier
ma vie, mon existence même, je n'étais qu'un adolescent
incertain mais je découvrais la possibilité d'aspirer
à la beauté, et je voulais t'entourer, te protéger,
te préserver, et ainsi devenir le meilleur de moi-même.
J'avais peur que l'enfant en toi ne meure, j'avais surtout peur
de ne pas être à la hauteur de tant d'intensité
et d'essentiel. Je ne jouais plus maintenant, j'avais posé
bas les masques et ma panoplie de carnaval, je découvrais
ce pour quoi j'étais fait, en tout cas le domaine qui m'apporterait
jouissance et grâce. J'étais donc nu, tremblant, ne
sachant comment procéder, comment me mouvoir dans l'authenticité,
je prenais un peu exemple sur toi, le simple fait que tu existes
me légitimait déjà et entretenait mon désir
de poursuivre dans cette voie.
Ce n'est qu'un an plus tard, si je me souviens bien, que nous avons
repris notre conversation là où elle en était
restée, nous nous étions dits que nous nous écririons,
nous avions mis un an à faire de ces résolutions une
réalité. Dans l'intervalle je pensais souvent à
toi, une flamme brûlait en veilleuse, j'attendais simplement,
tandis que l'existence m'accablait de sa pesanteur.
Cet été-là l'enfant était on ne peut
plus sérieux, comme s'il savait qu'un passage allait se créer
et qu'il devrait l'emprunter, au risque de perdre quelques étincelles
en chemin. L'enfant savait qu'il pouvait en mourir. Et il ne le
voulait pas, toi non plus, et ta gravité s'exprimait dans
ce regard si profond qui est la marque caractéristique du
chant du cygne, celui de l'enfance ultime. Mais L. vivait en toi,
ce qu'elle représentait à tes yeux avait plus de prix
que les trésors du monde, tu t'y agrippais, une lueur d'angoisse
au fond des prunelles, et tu avais cependant la certitude de vaincre,
un demi sourire flottait sur tes lèvres.
Je n'étais qu'un témoin de cette lutte, mais j'aurais
voulu en te rassurant me rassurer moi-même, car l'enfant que
j'étais au fond vivait et vibrait au rythme de cette lutte,
son issue en dépendait. Oui, il voulait un compagnon de jeu,
un complice dans ses joies et souffrances. Il t'avait enfin trouvée
après t'avoir inconsciemment cherchée, il ne voulait
ni te quitter ni te perdre. Il avait raison, et c'est cet enfant
qui te parle en moi ; il a grandi, et pourtant il a depuis lors
toujours conservé précieusement le feu sacré
de sa jeunesse et de son insouciance, énergie et vitalité
au creux de l'âme. Grâce à toi.
S'il est vrai qu'on ne meure qu'une fois, il n'en est pas moins
authentique que l'on ne meurt véritablement que lorsqu'on
devient la proie de l'oubli. De même, l'on ne vit que si l'enfance
en soi perdure, si chacun songe à préserver cette
insouciance, cette candeur et cette ouverture par laquelle l'amour
s'engouffre. Le propre de l'enfant, quand il aime, c'est qu'il se
livre totalement, absolument. Il ne connaît aucune limite
à son élan, il sacrifie à l'être aimé
son être entier.
Peu d'enfants peuvent survivre aujourd'hui. Les hommes sont une
espèce étrange qui ne se préoccupe plus que
de son nombril un point c'est tout. Les hommes ne prennent plus
le temps de vivre, ils ne font que survivre, ils ont perdu le sens
de l'amour, ils ne donnent que pour recevoir, ils ne se donnent
que pour posséder.
Dans ce monde où l'égoïsme semble régner
et tisser ses ramifications jusqu'à nous faire croire que
nous en sommes justifiés, l'enfant est une perle rare, celui
qui ose le demeurer un héros. Car vivre cela c'est dire non
au compromis, aux demi-mesures et aux faux-semblants. C'est se mettre
à dos un monde qui vous traite d'inconscient, de désaxé,
qui vous ignore ou vous rejette. Oui, l'être qui demeure enfant
est non seulement héroïque, il est avant tout bien seul.
Seul son destin d'amour le sauve de la désespérance.
Par l'amour il consume son être et sa chair, il se projette
dans l'aimé(e) pour n'en jamais faire le tour. Il n'a cure
de posséder, ce qu'il veut c'est vivre, éprouver,
être. Il le désire, il y aspire. L'amour constitue
son intime respiration, son âme en est vibrante, son cœur
en palpite, tout y est source d'émotion et d'émerveillement.
Par le refus du pacte social l'enfant peut être fier, il est
justifié jusque dans son exclusion, il est au cœur de
la matière et toute lumière procède de lui.
L'enfant est un créateur d'étincelles, de même
qu'il souffle dans du savon et obtient des bulles arc-en-ciel, de
même engendre-t-il à lui seul l'essence de la vie.
En écrivant ces mots, je suis par trop conscient du fragile
fil d'équilibriste sur lequel je vacille, les mots ne sont
pas la vie, mais ces mots ont vocation d'être avant tout et
humblement hommage à ta vie.
Je salue l'enfant en toi, Stella, je salue l'enfant éternel,
L., je salue l'enfant que tu es et celui que tu porteras un jour
au creux de ton ventre, en témoin et complice je les aime,
espérant seulement que je n'atteindrai jamais l'autre rive,
que je me sentirai toujours aussi proche de tout ce qui est et reste
enfant en toi. Oh oui, aussi proche…
Le jeu en vaut la chandelle. À la clef conservons-nous une
liberté hors du commun. Evitons de nous laisser enterrer,
gardons toujours en tête nos priorités vitales, ne
nous laissons pas prendre au piège des fausses responsabilités,
mettons en avant nos idéaux ou nos simples espoirs, tout
ce qui génère l'Emotion.
Ce n'est plus un jeu, c'est l'enjeu de notre identité, c'est
non seulement un pari avec nous-mêmes mais aussi un défi
envers le monde des convenances.
Si ces lignes enfoncent des portes ouvertes, alors tant mieux, rien
n'est plus simple et pourtant indispensable que de réaffirmer
l'évidence. Mais rappelons-la nous si un jour nous devenons
autre et que nous avons l'impression d'être passés
à côté de quelque chose. Évitons qu'il
soit trop tard pour revenir sur nos pas, gardons en mémoire
ces traces lumineuses. Ne pas oublier, oh non, ne pas oublier que
ce qui nous constitue, vers vingt ans, est digne de soi.
Puissions-nous, à n'importe quel âge, être fier
et le rester de nos vingt ans, de notre jeunesse. Ainsi celle-ci
demeurera vivante, jusqu'au bord du gouffre, et nous pourrons y
puiser l'énergie nécessaire pour dériver à
travers les limbes.
Mais nous n'en sommes pas là, heureusement. Devant nous s'ouvre
un espace quasi vierge qu'il nous appartient de défricher,
autant que déchiffrer. Nous avons pour armes nos souvenirs,
nos états d'atmosphère, à nous de creuser notre
sillon, qu'il soit courbe ou droite, peu importe, du moment qu'à
chaque pas nous ayons le sentiment d'être justifiés
dans nos fibres, du moment que l'horizon, la plénitude, soient
toujours en vue.
Enfance rime avec insouciance, cela n'exclue pas la conscience.
Ce n'est pas un tour de force ou un paradoxe, ce que s'efforce de
nous faire croire la morale pesante de la maturité, non,
c'est au départ un état, puis un choix.
Pour ma part, j'ai choisi de conserver l'enfance, aussi bien pour
éviter la pesanteur que pour me livrer à ce que je
crois être un instrument d'émotion.
De même que l'enfance est un moyen d'atteindre, de conserver
et d'assumer un idéal, de même l'enfance est-elle multiforme.
Ainsi, l'enfant qui est en toi ne se promène pas toujours
au bras de Dame Tristesse. De temps en temps il s'échappe,
on essaie de le rattraper mais peine perdue, il s'en va par des
chemins détournés en gambadant, et son rire éclate
en échos, comme les menus cailloux du Petit Poucet.
Cette humeur te prend tout à coup, ou alors tu la provoques,
car tu sais qu'elle me fait fondre à chaque fois, et que
le sourire forcera mes lèvres aussi crispées soient-elles.
"Artificiel" proféreront d'une voix aigre les mauvaises
langues ; non, car c'est avant tout pour me faire plaisir, et puis
cette frivolité apparente fait office d'oxygène, après
tant de sérieux, et de constance dans l'intensité.
Et puis, à force, c'est devenu une sorte de code entre nous,
une forme de plus de notre complicité. Un petit rire bref
et allongé, un regard en coin accompagné d'un sourire,
c'est presque tout mais cela compose une atmosphère, et c'est
le principal, car tout semble plus léger.
Par cette malice entre l'insouciance momentanée, c'est à
travers elle que je te vois vraiment en gamin-casquette-sur-la-tête-les-mains-dans-les-poches,
décochant des rayons de soleil au rythme de ses sourires.
Ma Bohème
(Fantaisie)
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon patelot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal
;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées
!
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur
!
Rimbaud.
Ainsi, quand tu m'as donné rendez-vous au Gamin de Paris,
je m'y suis tout de suite senti à l'aise, car le nom de ce
café me faisait irrésistiblement penser à toi,
à cette facette de toi.
À travers cette malice, c'est non seulement l'enfant que
je retrouve, mais aussi une attitude insouciante pour faire de la
vie un jeu. C'est non seulement le refus de la gravité que
le monde adulte se croit forcé d'adopter pour affirmer sa
maturité, mais c'est aussi une attitude on ne peut plus adulte
en elle-même, à savoir garder délibérément
cet état d'esprit et sa gaieté. Désespérément.
Ainsi, de multiples formes d'enfance agissent en toi, s'entremêlent.
Depuis les quelques torrents cristallins jusqu'aux courants maritimes.
Je m'y plonge, étanche ma soif, d'autant plus que mon angoisse
perdure quant à l'avenir, aussi je profite de ce présent
continuel à pleines aspirations.
Par l'enfance que je trouve et puise en toi, je défie la
pesanteur, je détiens le goût de la vie, je garde en
tête un sourire joueur, et d'étincelle en étincelle
je saute à pieds joints, créant des constellations
d'innocence.
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