Du
suicide
Notes
inachevées (forcément).
"La vie n'allait pas assez vite en moi, je l'accélère.
La courbe mollissait, je la redresse.
Je suis un homme. Je suis maître de ma peau, je le prouve."
Bien calé, la nuque à la pile d'oreillers, les pieds
au bois de lit, bien arc-bouté.
La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où
l'on a le cœur.
Un revolver, c'est solide, c'est en acier. C'est un objet. Se heurter
enfin à l'objet."
Drieu La Rochelle, Le Feu Follet,
Gallimard, "folio", 1931, p. 172.
Évoquer l'idée
du suicide est devenu un tel lieu commun aujourd'hui, en année
21, que le simple fait d'affirmer ce lieu commun appartient lui
aussi au cliché. Pourtant, je revendique le droit de m'y
attaquer, de m'y attacher, car le suicide est pour moi une réalité
incontournable, dans son obsession, dans son désir, dans
sa présence quotidienne aussi bien que dans son angoisse,
simple frémissement ou blanche terreur.
Le vieil adage selon lequel plus on parle de ce genre de chose moins
on risque de le faire, est vérifié quand on a affaire
à des personnes plus ou moins fragiles ou creuses se préoccupant
plus de leur propre personnalité dans sa responsabilité
et ses conséquences (je devrais plutôt parler d'absence
de personnalité), cherchant à gagner l'estime ou l'admiration
des autres par "this threat of destruction". Si ce cas
de figure se présente plus souvent qu'on ne le pense, il
n'est néanmoins pas à prendre en ligne de compte ici.
En effet, ce sont ces bâtards suicidaires (qui bien entendu
se garderont bien de réussir, ou de tenter quoi que ce soit)
qui ont contribué à dévaloriser une forme de
mort jadis respectée voire encouragée, en rendant
le suicide dérisoire, en transformant le tragique en grotesque.
Le suicidé est statistiquement faible, et pourtant, nous
avons tous à un moment ou à un autre de notre existence
été suicidaire, ne fut-ce qu'une fraction de secondes.
J'en vois déjà quelques-uns qui haussent les épaules
et qui ne se sentent pas concernés. Non, ce ne sont pas des
choses qui s'oublient si facilement. Le nier ne serait qu'expression
d'un aveuglement posthume, ou d'une mauvaise conscience a posteriori.
Nous avons tous un jour ou l'autre songé au suicide, à
notre suicide, cette question s'est posée et la majorité
d'entre nous a eu peur. C'est ce contact et son impact vers lesquels
je veux tendre, que j'aimerai un tant soit peu approcher avec ces
mots.
J'ai vécu depuis mon enfance dans la perspective de la mort
volontaire, ou du moins dans son éventualité. Mes
plus lointains souvenirs remontent à une époque qui
n'est plus que trou noir, et pourtant je me rappelle une sorte d'impression
diffuse, un goût amer laissé dans la bouche et dont
il est impossible de se débarrasser. Non seulement impossible,
mais naïf. Rêve, absence de conscience, fantasme, cauchemar,
je ne sais pas, tout y est confus. Il me vient en revanche à
la mémoire un souvenir beaucoup plus précis, qui date
du temps ou j'habitais aux États-Unis, j'avais donc douze
treize ans et je passais une visite médicale. Le médecin
ne se limitait pas à un simple examen physique, il posait
aussi des questions d'ordre personnel, lors d'un entretien particulier,
demandant des précisions quant à vos expériences
sexuelles, vos rapports avec l'alcool, à la drogue, à
vos parents. Je ne me souviens plus de ce que j'ai répondu
à cela, il est une question par contre que je n'ai pas oubliée,
sa réponse encore moins. Il me demandait si j'avais déjà
pensé au suicide, à mettre un terme à ma vie.
Je me souviens de ma surprise, que ce terme soit employé
ainsi directement, devant moi, pour moi, et en même temps
j'avais l'impression confuse d'être percé à
jour, à vif. La réponse s'imposait d'elle-même,
oui, évidemment, et j'avais envie de lui dire mon indignation,
non, mais de quel droit se mêlait-il ainsi de mon intimité…
J'éprouvais alors l'impérieux besoin, je dirais même,
paradoxalement, un mystérieux instinct de conservation qui
me poussa à me dissimuler, à lui répondre non,
d'un air aussi ingénu, innocent et angélique que possible.
Je ne revis plus jamais ce médecin, je conservais de lui
une impression malsaine, pénible, comme une sorte de sentiment
de viol psychique… Ce que je sais par contre, c'est qu'à
peine trois ans plus tard, il se suicidait. Cela me fait encore
sourire aujourd'hui.
À notre époque de psychanalyse, de psychologie et
de psychiatrie, où le meilleur se mêle impunément
au pire, où la plupart confondent thérapie et connaissance
de l'autre, où nous manquons d'être assommés
par un langage "jargonisant" qui essaie autant qu'il le
peut de nous inclure dans une règle générale,
de nous coller sur le front une étiquette aseptisée,
on a tendance à oublier un simple fait : nous ne sommes pas
logiques, le schémas cartésien n'est qu'un mirage
dans ses idées reçues, un vieux rêve de cohérence
alimenté de tout temps pour nous sécuriser. Vis-à-vis
de qui, de quoi ? Mais de nous-mêmes, bien évidemment,
puisque tout semble nous inciter à croire que l'enfer, ce
ne sont plus les autres, mais nous-mêmes. Démons sommes-nous,
et une société s'occupe de/à nous transformer
en de petits angelots voletants de ci de là parmi les nuages.
Ainsi, les rêves humanitaires, ou plutôt, humanitaristes…
Ainsi, cette formidable semblance de bonne conscience à bon
marché… Échappatoires que tout cela, subterfuges
de survie, et, vis-à-vis de l'essentiel, foutaises, qui ne
méritent même pas la majuscule.
Le suicidé se meut plus par instinct que de par sa raison,
il ignore souvent les mots qui lui permettraient de définir
ce qu'il ressent, il n'en éprouve d'ailleurs ni le besoin,
ni l'envie, tant les mots apparaissent dérisoires vis-à-vis
de ce que la mort volontaire signifie et de ce qu'elle implique,
dans son poids définitif, en tant qu'action ultime, proche
de l'absolu. Souvent d'ailleurs le mot de "suicide" se
résume en lui-même, on ne peut aller plus loin…
On peut toujours essayer de remonter le courant, d'en définir
les causes, les raisons, déterminer leur poids d'insignifiance
ou de tragique, mais près de l'embouchure, il ne reste plus
qu'à fermer les lèvres et se jeter à la mer,
dans un silence originel.
La maladie qui caractérise ce siècle tout particulièrement,
c'est de vouloir absolument parler de toute chose, et surtout de
croire qu'on peut en parler impunément. Il me semble quant
à moi que les mots ne sont pas neutres, qu'ils ne sont pas
un simple outil de communication (cette fameuse communication dont
on nous rabat les oreilles…), qu'ils possèdent ce que
Michel Leiris appelle si justement une "corne de taureau",
c'est-à-dire un risque mortel, dans sa signification interne
et dans ses connotations, qui peuvent être aussi efficaces
qu'une balle dans le crâne ou qu'un poignard dans le cœur.
Je crois d'autre part qu'il est certaines choses, "réalités",
que nous ne pouvons aborder par des mots, qui se limitent à
leur "appellation". Aussi est-il vain et parfois même
obscène de vouloir à tout prix tenter de s'approprier
un monde qui n'est pas simple digestion.
Si je parle aujourd'hui du suicide, ce n'est pourtant pas par goût
du paradoxe, comme je le disais plus haut : c'est par nécessité
personnelle, dans son jaillissement et son déversement, par
plaisir, dans son témoignage et sa jouissance familière,
par devoir enfin, dans sa volonté (son souhait !) de remettre
quelques pendules à l'heure, et peut-être aussi dans
une éventuelle perspective de justification, a priori.
De même que nous sous-estimons systématiquement l'aspect
tragique de l'œuvre d'art et la souffrance que celle-ci a impliquée,
implique et génère encore, tant nous paraissent plus
abordables, dignes d'intérêt et de compréhension
la jouissance et sa dimension jubilatoire, de même occultons-nous
souvent la tragédie de l'existence dans son rapport à
la vie, au profit d'une banalité et d'une mornitude où
tout n'est plus que simplement tracas quotidien, dérisoire
et banal. Ce raisonnement, et la réalité qu'il produit,
sont pour moi la triste expression d'un état de faiblesse
généralisée. Enfin, je me désolerais,
j'en aurais même pitié, si je ne savais que cette faiblesse
ne se contente pas seulement des siens, mais s'applique à
gagner à sa condition légumineuse d'autres êtres.
Or, il est bien plus facile de se rendre à la contagion du
faible que d'assumer et préserver sa propre force vitale.
Ô faiblesse, si terriblement contagieuse !
Et pourtant le suicidé est par trop confondu à un
"désespéré", au sens de "faible".
Ce renversement, car vous voyez bien que renversement il y a, je
m'insurge contre lui, tant il m'apparaît l'expression hypocrite
d'une société soi-disant morale, qui se voudrait bien-pensante
et satisfaite d'elle-même, telle un gros mollusque paressant
et pire encore, pavoisant dans sa vase.
Ce qui m'intéresse, c'est ce qui se passe après le
déclic, dans ce moment où nous sommes confrontés
à notre mort éventuelle, dans son idée et dans
sa sensation, en tout cas dans sa présence réelle,
où la volonté n'intervient plus vraiment puisque la
décision est prise. Les causes du suicide sont alors accessoires,
qu'elles soient désespoir amoureux, échec quelconque,
peu importe, l'innombrable cohorte des suicidés emprunte
le même chemin, dans cet instant à durée intense.
Il est toujours étonnant de voir à quel point la décision
se prend rapidement, en un éclair, une illumination, et à
partir de là quelle lenteur, quelle dérive (qui n'est
souvent que l'expression naïve de la peur, voire de la lâcheté),
nous possède, nous anime, quant à choisir quelle forme
de suicide nous allons utiliser. Pendaison, défénestration,
veines tailladées, balle dans la tête, bulle d'air
qui éclate dans le cœur… Les moyens ne manquent
pas, et si certains rejoignent le mythique et l'inaccessible, une
corde ou une fenêtre du quatrième étage n'est
pas du domaine de la rareté… C'est peut-être
trop aisé, en fait, et c'est ce qui nous retient. Impossible
de trancher, quand une décision aussi capitale se disperse
dans la multiplicité de ses réalisations. Et puis,
c'est dans ces instants-là que nous pouvons nous sentir on
ne peut plus frivole.
Dans un film de Wim Wenders, Les Ailes du Désir,
se trouve un monologue qui m'a particulièrement frappé.
Il s'agit d'un suicidé, que nous voyons par l'intermédiaire
de deux anges, Cassiel et Damiel, témoins qui ne peuvent
pour leur malheur qu'être témoins, justement. Ce suicidé,
pris peu avant qu'il ne se jette dans le vide, se demande entre
autre pourquoi la fantaisie lui est venue de mettre précisément
ce jour-ci des chaussettes rouges, qu'il trouve ridicules. En deçà
de la lucidité que cela implique, au-delà du détail
humain, trop humain, j'y trouve personnellement un exemple frappant
d'une quasi-constante dans l'esprit du suicidé : se suicider,
d'accord, mais se suicider en héros, c'est encore mieux (et
un héros portant des chaussettes rouges, vous avez déjà
vu ça ?).
Il existe deux espèces distinctes, le suicidaire et le suicidé,
le malade chronique et le mort en sursis. Le suicidé est,
cela semble aller de soi, au-delà de l'apparence et de l'image
qu'il peut donner aux autres, il attend avec patience, la décision
est prise, il est totalement libre, il se promène dans les
rues, les yeux un peu fixes, la démarche légèrement
incertaine, il attend qu'une voiture l'écrase par exemple,
ce serait moins fatigant. Il ne cherche pas spécialement
ce type de mort, mais il ne la rejette pas franchement non plus.
Il est prêt, voila tout. Le suicidé a franchi un cap
irréversible… Bien sûr, il peut se produire une
révolution (on en a plein, de révolutions du genre
rencontre avec quelqu'un qui vous redonne goût à la
vie), mais pour cela il devra faire peau neuve ; un suicidé,
c'est un être mort, en tout cas officieusement. S'il se remet
à vivre, ou en tout cas à survivre, il s'agira d'une
autre âme, qui n'intéresse plus notre propos d'ailleurs.
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