Enigma
Je serais volontiers resté à Paris si je n’avais
reçu vers midi l’appel inopiné de Marianne depuis
le château du Sens, la propriété de famille.
La douce Marianne avait l’air paniquée, essoufflée,
elle me suppliait de la rejoindre au plus vite, et quand j’avais
tenté d’en savoir plus, la liaison avait été
brutalement interrompue. "Henri, je t’en prie, viens
vite, ils approchent, je les…" furent les derniers mots
que j’entendis.
Marianne était un ancien flirt, mais nous nous étions
séparés suffisamment tôt pour conserver ce qu’on
appelle une amitié saine et complice. Il valait mieux, entre
cousins germains. Je ne la voyais guère plus qu’une
fois tous les six mois, mais je lui étais très attaché.
Le combiné du téléphone encore en main j’hésitais
un instant à appeler les gendarmes du coin, mais je me décidais
finalement à me rendre moi-même là-bas, trop
conscient des éventuelles peurs infondées générées
par les brumes fantomatiques de ce manoir éloigné
de tout, perché en haut du plateau.
J’arrivais au Sens deux heures plus tard, tout paraissait
normal, le berger allemand dans sa cage m’accueillit par des
aboiements hargneux et les cheminées des toits crachaient
des filets de fumée qui se perdaient ensuite dans le brouillard
grisâtre qui servait de ciel.
Je toquais à la porte vitrée de la cuisine observant
Marianne, ses cheveux bruns ramenés sur sa nuque, assise
à la table à la nappe cirée, sursauter puis
me sourire en me reconnaissant.
- Henri ! Quelle bonne surprise !
- Eh bien, Marianne, que se passe-t-il ? Pourquoi m’as-tu
appelé ?
- Moi ? Non… Je ne t’ai jamais appelé…
Mais puisque tu es là, reste ! Rentre !
- Mais si, tout à l’heure, à midi, j’ai
reçu un coup de fil de ta part, tu avais l’air terrorisée,
tu disais qu’ils approchaient, et tu m’as demandé
de venir au plus vite…
- Qui ça, ‘ils’ ? Non, absolument pas. Tu as
encore dû rêver… Mais je suis ravie que tu sois
là en tout cas…
C’était un dialogue de sourds et je n’insistais
pas. La tranquille assurance de Marianne me faisait douter de moi.
Elle et moi prîmes le thé dans la cuisine puis dînâmes
en devisant joyeusement d’un succulent petit salé aux
lentilles qu’avait préparé la gardienne. Chacun
alla ensuite se coucher, sagement. Incorrigible que j’étais,
toujours charmé par le corps délicat tout autant que
sensuel de Marianne, bien qu’amaigri, je ne pus m’empêcher
de faire quelques allusions quant à partager sa couche, mais
Marianne y mit fin comme toujours en me tapotant la main.
- Allez, allez, Henri, vas te coucher… à demain.
Ma chambre se situait au premier étage, à deux encablures
de celle de Marianne. On se serait cru en novembre tant la chaudière
datant de Mathusalem ne parvenait pas à réchauffer
le gigantesque igloo que constituait le manoir dix mois sur douze.
Pourtant, nous étions déjà à la mi-mai.
Je pris trois couvertures de plus dans le placard au-dessus de l’escalier
de la cuisine, éteins les lumières et tentais de trouver
le sommeil parmi les crissements des portes en bois, les aboiements
ponctuels de chiens dans la nuit et la cavalcade de rongeurs rodant
entre les murs. Je pensais à Marianne, à cet appel
mystérieux, aux raisons qui avaient conduit à notre
séparation, que je regrettais d’ailleurs un peu, seul
dans mon lit, sans pour autant parvenir à me souvenir précisément
de ce qui avait amené à notre rupture. Je m’étonnais
de ma faculté à l’amnésie.
Je dus m’assoupir quelques instants quand soudain des bruits
m’éveillèrent en sursaut. Des voix, ou plus
exactement des gémissements, ponctuaient l’air humide.
Je restais aussi immobile que possible, les yeux ouverts, à
tâcher de déterminer si j’étais bien réveillé
ou s’il ne s’agissait que d’un songe. Un gémissement
plus accentué, presque un cri, que je reconnus comme émaner
de mon amie Marianne, me fit me redresser. J’enfilais à
la hâte un peignoir, à l’aveuglette car les interrupteurs
semblaient inopérants bizarrement. J’aurais voulu que
ma porte grinçât moins fort quand je l’ouvris,
je marquais un temps d’arrêt puis me dirigeais à
tâtons vers la chambre de Marianne, aussi silencieusement
que possible. Les gémissements continuaient mais je pouvais
maintenant distinguer deux voix chuchotant, une d’entre elle
très aiguë, comme celle d’une enfant, et l’autre
manifestement masculine. Je ne parvenais pas à comprendre
ce qu’elles se disaient, même avec l’oreille collée
contre la porte. Quelques bribes tout au plus.
- Tu ne peux pas faire ça, c’est trop tard mainten…
- Si, c’est le seul moyen, et tu dois payer…
- Hélène, je t’en prie…
- Si ! Si ! c’est le moment !
Je pris mon courage à deux mains et misant sur l’effet
de surprise je rentrais brusquement dans la chambre, brandissant
mon arme improvisée, en l’occurrence le manche d’une
raquette de tennis que j’avais trouvée dans l’armoire
en face de la pièce. Je m’arrêtai net sur le
seuil, stupéfié par le spectacle qui s’offrait
à mes yeux écarquillés. Une lumière
orangée nimbait le lit où était allongée
Marianne, nue jusqu’à la taille. Mon regard fut attiré
par une tâche sombre au niveau de son nombril, comme si celui-ci
avait été transpercé et que du sang s’en
était écoulé. Au pied du lit était assise
une petite fille d’une douzaine d’années, blonde,
au visage pâle comme un spectre, aux yeux si noirs qu’ils
paraissaient être des puits sans fond. Elle regardait Marianne
avec une expression de haine pure telle que je n’en avais
jamais rencontrée. À côté d’elle,
se tenant debout, habillé de pied en cap en noir, vêtu
d’un grand manteau descendant jusqu’aux pieds, un homme
d’une trentaine d’années, livide lui aussi. L’homme
portait à la main une torche enflammée qui projetait
sur les murs des lueurs fantastiques, ombres menaçantes courant
parmi des palmiers en feu. La pièce était envahie
par des nappes de brumes épaisses qui semblaient provenir
des fenêtres pourtant fermées. Elles se joignaient
en volutes au-dessus du lit où reposait Marianne, dont je
pouvais apercevoir les yeux rouler derrière les paupières,
le front luisant de sueur, et la plaie suintante du nombril. Ma
terreur augmenta d’un cran quand je crus comprendre que les
gémissements provenaient du ventre de Marianne, et non de
ses lèvres entrouvertes.
Mais sitôt que je fus dans la pièce, l’homme
et la fille s’estompèrent, j’eus l’impression
d’apercevoir à la main de la fillette l’éclat
d’un stylet argenté avant que la torche enflammée,
les volutes de fumée et le couple disparaissent, en quelques
fractions de secondes. Je me frottai les yeux, éberlué.
Je reportai mon regard sur Marianne, dont je n’aperçus
plus que la tête dépassant des couvertures. Là
où se tenait le couple quelques instants plus tôt ne
se dressait plus qu’une lampe haute à l’abat-jour
déchiré et, au pied du lit, une peau de bête.
La pièce était plongée dans l’obscurité
mais une lueur laiteuse me permettait d’y voir faiblement.
Je m’approchai de Marianne, passai la main sur son front.
Elle dormait profondément. Je restais un moment dans la chambre
ne sachant que faire, puis me décidais à revenir dans
la mienne sur la pointe des pieds.
Inutile de dire que je dormis très mal cette nuit, me réveillant
en sursaut toutes les deux minutes, scrutant la pénombre
à la recherche de la fillette, Hélène, et de
l’homme au manteau noir. Parallèlement, comme par séries
de flashs, je ne pouvais écarter de mes pensées la
vision des seins de Marianne que j’avais aperçu tout
à l’heure. Je guettais chaque bruit suspect. Mais le
silence semblait avoir repris ses droits et seuls les tambourinements
de mon cœur résonnaient lugubrement entre mes deux tempes.
Quand j’ouvris les yeux, épuisé, la lumière
blafarde d’un ciel bougon se pressait aux fenêtres.
On n’y voyait goutte au dehors, à peine quelques vestiges
du relief. Pas trace de la grande route qui aurait dû découper
l’horizon, ni des chemins ordonnés qui conduisaient
au château sous leurs arcades de peupliers. Je remarquais
alors que ma montre s’était arrêtée sur
3h, et j’eus soudain la sensation oppressante d’être
coupé du monde, projeté dans un espace hors du temps.
L’âcre goût de la vision de cette nuit me restait
dans la gorge. Je me dépêchai de m’habiller,
me frictionnai le visage à l’eau glaciale du robinet,
et descendis rapidement les marches.
- Hello Henri ! Bien dormi ? Du café ?
Marianne avait elle aussi l’air fatiguée, son visage
semblait plus émacié que la veille, ses yeux cernés
lui donnaient l’air d’une petite fille qui n’a
pas suffisamment dormi. Je me fis la réflexion qu’elle
paraissait bien frêle dans l’immense cuisine. Vêtue
d’une jupe longue en lin vert et d’un pull en laine
côtelée beige elle s’activait à faire
griller des tartines et me servir un bol de café.
- Merci, merci mais je n’ai pas très faim… Et
toi, tu as bien dormi ?
- Oui, enfin, à peu près, j’ai fait un rêve
horrible…
- Ah oui ?…
Je n’osais pas lui parler de mon propre rêve, qui m’apparaissait
encore terriblement réel, mais que la chaleur du café
dissipait peu à peu.
- C’est bizarre parce que je fais pratiquement le même
rêve toutes les nuits, depuis que je suis ici. Je me promène
dans la grande futaie, tu sais, celle de l’autre côté
de la route, je suis seule, c’est le crépuscule. Il
commence à faire sombre et je me décide à rentrer
mais je me perds. Je commence à paniquer, les arbres me paraissent
plus menaçants les uns que les autres, comme si des esprits
malveillants les habitaient, et m’observaient. J’ai
la chair de poule. Je lance quelques appels à l’aide,
mais personne ne répond, sinon des craquements, des bruissements.
Soudain j’aperçois à ma gauche une sorte de
champ de violettes sauvages, et je me sens très fatiguée.
Je m’étends sur les violettes, au pied d’un hêtre,
j’ai l’impression que celui-ci, avec les violettes tout
autour, me protégera. C’est alors que le couple apparaît,
une petite fille tirant par la main un homme en manteau noir, venant
vers moi. Je comprends qu’ils viennent me chercher, mais pas
pour me sauver…
Je ne pus m’empêcher de l’interrompre :
- Une fillette, un homme vêtu d’un manteau ? Et tu les
connais ? Comment s’appellent-ils ?
- Eh bien, je sais que la fille s’appelle Hélène…
Elle est d’ailleurs assez jolie, toute blonde, mais elle a
des trous à la place des yeux, qui me fixent méchamment.
Elle tient un couteau à la main elle s’approche de
moi alors que l’homme semble vouloir la retenir.
Je frissonnai. Ainsi donc j’avais rêvé à
peu près la même chose. Qu’est-ce que cela voulait
dire ? Et puis d’abord, qui m’avait appelé, enjoint
de venir ? Je ne comprenais plus rien à rien… Marianne
ne sembla pas prêter attention à ma perplexité
et poursuivit le récit du songe, plongée dans ses
pensées.
- Au fur et à mesure que cette Hélène approche,
je distingue ses traits. Elle me fixe avec un rictus de haine. Elle
doit avoir douze treize ans et elle porte une robe à fleurs
déchirée, en lambeaux. L’étoffe est maculée
de sang séché. L’homme… Antoine, oui,
Antoine, je sais qu’il s’appelle comme ça, marche
un peu derrière elle…
- Antoine, Hélène… Ça te dit quelque
chose ?
- Non, enfin… pas vraiment… Mais les visages me sont
familiers, surtout Hélène. Tu sais, comme si je l’avais
rencontrée dans une vie antérieure, comme si nous
avions été des intimes… C’est troublant
d’ailleurs parce que je ne peux m’empêcher d’être
à la fois terrorisée et de la plaindre, de la comprendre…
- Et il se passe quoi, ensuite ?
- Eh bien, je suis de plus en plus oppressée, j’ai
du mal à respirer, mon corps se tétanise, je sais
que je suis à la merci du couple, je ne peux pas bouger ni
articuler un son. Hélène s’approche tout près,
s’agenouille à mes côtés, passe sa main
dans mes cheveux, sur mon front. Elle me dit que c’est nécessaire,
que ça va faire mal mais qu’il faut que ça sorte,
je ne sais pas ce dont elle parle, mais j’ai très peur…
De son autre main elle passe son arme effilée sur mon cou,
sur mon ventre, très lentement… Antoine se tient debout,
en retrait, il paraît résigné. Hélène
lui demande de regarder, de ne pas détourner les yeux…
Moi, le contraste entre la main caressante d’Hélène
et le froid de la lame me terrifie encore plus. Au moment où
je sens que tout est fini, que je vais être égorgée,
je ferme les yeux et… je me réveille en sursaut.
- C’est tout ?
- Oui, et chaque fois c’est la même chose, la même
scène. Parfois elle me tient la main, parfois elle commence
à enfoncer la lame dans mon ventre… mais c’est
toujours pareil. Et je me réveille.
Nous restâmes un instant silencieux, plongées dans
nos pensées, quand la sonnerie stridente du téléphone
résonna, nous faisant bondir sur nos pieds. Marianne fut
la plus prompte à décrocher le combiné. Elle
répéta "Allo" plusieurs fois, me fit signe
de venir les sourcils levés. Je pris l’écouteur.
Au bout de la ligne on entendant une sorte de froissement, comme
des feuilles que l’on foule, des chuchotements. Nous nous
regardâmes Marianne et moi, partagés entre l’envie
irrépressible de raccrocher et la curiosité teintée
de fascination malsaine de continuer à écouter. Les
chuchotements continuaient, un rire enfantin éclatait, une
sorte de supplication ensuite, puis des cris, des gémissements.
Il y eut un clic et la communication s’interrompit.
- Ça doit être une mauvaise plaisanterie dis-je à
Marianne.
- Je n’en suis pas si sûr répondit-elle…
Ça me rappelle l’atmosphère de mon rêve…
- Tu crois que quelqu’un essaie de nous dire quelque chose
?
- Je ne sais pas… mais j’aimerais bien savoir quoi !
Je remarquais encore une fois la pâleur de son visage, presque
maladive.
- Moi aussi… mais bon, peut-être que ce n’est
qu’une coïncidence…
Je ne savais pas pourquoi mais je me sentais mal à l’aise,
l’atmosphère me pesait sur les nerfs et même
Marianne me semblait inquiétante. J’avais hâte
d’en terminer avec tout cela et de rentrer au plus tôt
à Paris.
- Cherchons des indices dans la maison…
J’acquiesçais, plus tôt on en aurait fini et
mieux cela vaudrait. Marianne et moi passâmes les trois heures
suivantes à fouiller de fond en comble le château.
En vain. Pas de signe d’Antoine ou d’Hélène,
Sauf à un seul instant où j’entendis dans une
pièce à côté Marianne pousser un cri,
mais ce n’était rien, elle était juste tombée
sur une vieille photo d’elle en noir en blanc prise au début
de son adolescence…
Elle me tendit le cliché.
- J’étais pas mal avec mes cheveux clairs et mes tâches
de rousseur, non ?
Je ne répondis pas. Nous décidâmes de sauter
le déjeuner et de faire un tour dans la futaie. Sur le chemin
du retour, j’aperçus une tache mauve se découper
dans les sous-bois, sur notre gauche.
- Allons-y glissais-je à Marianne, c’est un signe.
Nous arpentâmes les lieux nerveusement, inspectant chaque
pouce de terrain, chaque tronc d’arbre. Marianne tomba sur
l’inscription que nous avions tous les deux oubliée,
gravée sur l’écorce d’un hêtre majestueux,
parfaitement lisible : "Henri et Marianne, pour le meilleur
et pour le pire". Nous rîmes mais le cœur n’y
était pas. Aucun d’entre nous ne se rappelait avoir
gravé cela.
- Eh bien, ça ne nous avance pas à grand chose…
Je dis cela en soupirant.
Mais je ne sus pas ce qui prit à Marianne de tomber à
genoux au pied de l’arbre avec l’inscription et de se
mettre à écarter les feuilles moisies et à
gratter la terre. Je la regardais faire en silence, son comportement
m’apparaissait ridicule sinon malsain. Je rentrai mes mains
dans mon manteau et assistais au comportement apparemment frénétique
de ma cousine. Soudain elle poussa un petit cri de triomphe, je
n’apercevais que sa nuque, et exhuma une sorte de coffret
en bois couvert de moisissures verdâtres. Elle l’ouvrit
sans peine, il n’était pas cadenassé. Je ne
sais pas pourquoi mais j’avais peur de ce que pouvait contenir
le coffret, je préférais rester en retrait.
Je vis le bras de Marianne, qui me tournait le dos et dont je n’apercevais
que la nuque, se tendre, elle tenait à la main des lambeaux
d’étoffe maculés de taches brunâtres,
comme du sang séché.
- Marianne, qu’est-ce que…
J’eus à peine le temps de bondir en arrière.
Marianne brandissait un petit poignard, ou peut-être un coupe-papier,
argenté, et venait de tenter de me le planter dans la gorge.
Son visage était méconnaissable, déformé
par la haine. Loin de se décourager elle se rua à
nouveau sur moi, nous luttâmes en silence, économisant
notre souffle. Enfin je parvins à lui faire lâcher
son arme et à l’immobiliser.
- Marianne, Marianne, ressaisis-toi ! Que se passe-t-il ?
- C’est toi ! C’est toi ! Depuis tout ce temps ! C’est
toi ! Antoine !
- Mais enfin, Marianne, c’est moi ! Henri !
Marianne sembla suffoquer et s’évanouit.
Je ne savais que faire. Je me relevais et pris le coffret, le morceau
d’étoffe et le coupe-papier que je jetais au loin,
dans les buissons touffus. Au bout de quelques minutes Marianne
reprit conscience. Elle ne se souvenait de rien mais n’arrêtait
pas de pleurer. Je ne voulus pas prendre le risque de provoquer
une nouvelle crise et lui dis seulement qu’elle s’était
endormie dans le champ de violettes, au pied du hêtre.
Puis je la pris par les épaules et la ramenais doucement
vers le sentier qui menait à la route. Le brouillard laissait
entrapercevoir le disque lumineux du soleil sans toutefois le laisser
percer. Marianne gardait les yeux baissés, nous marchions
silencieusement. Alors que nous traversions la route, nous aperçûmes
à une vingtaine de mètres un petit vieux, pur produit
du cru avec son visage plus ridé qu’une pomme à
cidre. Il nous regardait l’air impénétrable,
puis cracha par terre et s’en fut vers le village.
- Je crois que je vais rentrer à Paris dis-je une fois revenu
dans la cuisine.
- Oui, il vaut mieux que tu partes…
- Tu es sûre que ça va aller ? Tu ne veux pas que je
te ramène ?
- Non non… Je me sens juste fatiguée…
Cinq années plus tard, quand je revins dans la région,
je garai ma voiture sur le bord de la route, à l’entrée
de la futaie. La propriété familiale avait été
vendue entre-temps. Quoiqu’à contrecœur je me
résolus à accomplir un petit pèlerinage dans
les bois. Les événements qui s’y étaient
passés restaient pour moi une énigme. Je ne vis aucun
champ de violette, aucune trace d’aucun passé. Je ne
ressentis qu’un vague malaise, que j’imputai au fait
que depuis je n’avais plus jamais revu Marianne, qui semblait
avoir brusquement disparu. Au moment où je m’apprêtais
à rebrousser chemin, je découvris en sursautant une
inscription apparemment récente, gravée finement sur
le tronc d’un hêtre : "Hélène et
Antoine, blessures béantes à jamais".
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