L'Incandescence,
suite
Théo laisse
les affaires suivre leur cours. Marion vient dans son lit, tremblante,
en ressort un peu plus tard, marchant à petits pas dans la
rue. Une semaine s'écoule et puis elle revient, un grand
sourire aux lèvres. Deux trois semaines s'écoulèrent,
Delphine venant parfois, très joueuse, familière envers
Théo, protectrice vis-à-vis de Marion. Théo
songe bien à l'explorer un peu, mais elle ne se laisse pas
faire, il doitt se résigner à ces simples connivences
gestuelles, un frôlement, une caresse, tout cela sous les
yeux de Marion qui ne se doute de rien. Puis, enfin, c'est la rupture,
Théo laisse doucement tomber l'insignifiante Marion, qui
pleure mais ne s'accroche pas, à la surprise de Théo,
un peu dépité quand même.
Fanny vient un mercredi soir chez lui, il la fait boire un peu plus
et les dernières réticences s'effacent, l'Anglaise
se révéle un peu timorée, Théo a vite
fait de briser ses anciennes habitudes et elle devient acceptable,
non plus planche mais vague. Pourtant la rareté de leurs
rendez-vous faisant, Théo se lasse un peu, et finit par en
revenir à l'ancienne formule, à savoir un petit-déjeuner
de temps en temps, pimenté il est vrai par ces caresses que
seuls les anciens amants sont capables de se procurer innocemment.
Ce ménage n'affecte pas Théo outre mesure, habitué
qu'il est à ce manège incessant, les unes succédant
aux autres sans les remplacer pour autant mais les jetant dans une
certaine ombre dormante qui satisfait pleinement Théo puisque
sans oublier, il conserve une entière latitude de mouvements.
Du reste cela tombe bien, Caroline exigeant de sa part toujours
plus, et temps et énergie.
Quand il vient voir
celle-ci il est dans une humeur folâtre, amusé la plupart
du temps quoique vaguement, quelquefois écœuré,
après, Caroline poussant leurs relations dans des gouffres
insondables. Après un certain temps elle veut explorer les
possibilités jouissives de l'espace, le traditionnel ascenseur
bloqué tout d'abord, le non moins fantasmagorique train enfin,
en passant par des endroits multiples et parfois, tout de même
surprenants.
Il aperçoit Béatrice, la petite sœur de Caroline,
deux trois fois, sur le palier, dans la rue. Il passe vaguement
au Saint-André, espérant la voir, il questionne Caroline
sur elle comme par mégarde mais celle-ci ne lui dit presque
rien, considérant sa petite sœur comme demi-portion
insignifiante, une enfant encore. Ce qui contredit ce que les yeux
de Théo lui ont montré, à savoir une adolescente
et non plus une enfant, au corps en pleine mutation, à l'aise
cependant dans ses nouvelles pointures et n'hésitant pas
à user de ses charmes naissants, un sourire, ou encore une
lueur taquine dans le regard. Ou surtout une terrible insouciance.
Quand Caroline et Théo descendent, Béa entrouvre la
porte et les regarde, presque railleuse, en tout cas gamine. Petit
à petit elle intrigue Théo, qui chaque fois qu'il
se trouve chez Caroline cherche le moindre prétexte pour
disposer d'une occasion de voir Béatrice.
Caroline travaillant dans une boîte de pub au service de presse,
n'est disponible heureusement qu'en fin de journée, et la
nuit. Ce qui laisse à Théo la journée entière
pour vagabonder à sa guise. Certains matins il va rejoindre
Natacha, envers qui il se sent de plus en plus de tendresse, et
une connivence sans cesse approfondie, ayant vraiment l'impression
de se ressourcer en sa compagnie. Le rythme de la Danoise est lent,
l'éveil infaillible. Théo s'y est désormais
acclimaté, d'autant plus que cela lui permet de récupérer,
en comparaison de la frénésie du soir. Il goûte
ainsi ces matinées comme des fruits rares, sucrés,
mielleux… tout en sachant que Natacha est inexorablement prise
dans un emploi du temps de plus en plus chargé, que ces matinées
deviennent rares… Théo doit alors compenser par l'intensité
de leurs rencontres, pour qu'il s'en imprègne d'autant plus…
Il a l'impression qu'en parallèle elle s'attache plus à
lui, son amusement du départ s'est transformé au fur
et à mesure des semaines et des mois en une complicité
sincère… Le travail de Natacha travail lui prend beaucoup
de temps, énormément d'énergie, elle a ainsi
d'autant plus besoin d'une vie à elle par compensation, ce
à quoi elle ne parvient pas seule, mais en compagnie de Théo.
Celui-ci apprécie sa discrétion, jamais ne lui a-t-elle
posé de questions quant à son existence, bien qu'elle
se rende compte de l'épuisement progressif de son compagnon,
les yeux cernés, mais aussi de son attachement pour elle.
Théo se rend
compte de tout le prix de Natacha, s'arrangeant, même avec
Caroline, pour rentrer chez lui à l'aube, prétextant
— ce qui est souvent vrai du reste — qu'il ne parvient
plus à dormir chez elle, qu'il lui faut retrouver son chez-lui
pour se reposer. Crises de soupçon chez Caroline, mais il
lui fait clairement comprendre que c'est soit ça, soit rien
du tout, elle le laisse donc partir, perplexe. Quand il rentre chez
lui il dort deux trois heures les bras en croix, puis il téléphone
à Natacha, ou c'est elle qui l'appelle, souvent même
ces temps-ci, il débarque sans prévenir ; ils ont
institué une sorte de code : quand Théo se réveille,
si les volets sont entrebâillés, c'est que Natacha
est là et qu'il peut venir. Ainsi donc il vérifie
à la hâte leur disposition depuis sa fenêtre,
va à la boulangerie, vient chez elle. Quand il l'aperçoit
sur son lit, étendue, souvent encore toute ensommeillée,
il est rempli d'un indicible bonheur, car il sait qu'elle l'aime,
et que donc la réciprocité est assurée, et,
de plus, que sa manière de l'aimer est la seule qui le comble
d'aise. Un peu l'impression d'un accord harmonique, souverain, serein,
au beau milieu d'une cavalcade de notes, une chevauchée effrénée…
Théo commence à se demander si Caroline ne va pas
l'entraîner dans un gouffre dont il ne pourra plus sortir.
Elle est insatiable, presque nymphomane. Elle le tient par le corps,
car en sa compagnie éprouve-t-il presque toujours une volupté
inégalée, aussi bien en intensité qu'au travers
de gestes inhabituels, imprévus… Chaque jour elle pousse
un peu plus loin dans ce qu'on appellerait communément le
vice ; Théo, qui aux débuts s'émerveillait
des possibilités insoupçonnées de deux corps,
contacts inédits, complexes positions, éprouve à
chaque fois plus de réticences… C'était bien
simple ; quand il est au contact immédiat de Caroline il
se laisse porter par la vague, presque passif, se faisant manipuler,
Caroline jouant avec son corps sans autre retenue que celle de la
nécessaire reprise de souffle, mais dès qu'il la quitte
il éprouve de plus en plus souvent une vague sensation d'écœurement
— non de dégoût celui-ci étant impossible
du fait de la magnificence du corps de Caroline — oui, d'écœurement,
comme celui qu'on éprouve à force de se bâfrer
de mets rares et délicieux, chocolat, caviar, meringues.
Il ne parvient pas à faire comprendre à Caroline que
leur relation n'a de prix et de perspective de longévité
que par un rythme plus épisodique de leurs rencontres, sinon
vont-ils droit à l'overdose. Caroline lui rit au nez, lui
disant que ce n'est pas convenable, qu'à 20 ans ils se doivent
de profiter de chaque instant pour atteindre la plénitude.
Discours que Théo connaît bien pour l'avoir habituellement
tenu et le vivre, mais petit à petit commence-t-il à
se rendre compte des limites d'une telle attitude d'esprit ; en
effet, certains plaisirs ne peuvent se goûter véritablement
qu'à petites doses, si l'on veut vraiment en jouir à
leur maximum d'intensité. Caroline est intelligente, et pourtant
elle fait tout pour ne pas comprendre ces règles élémentaires.
Théo commence à se demander si elle ne le fait pas
exprès finalement. D'autre part cette passivité dans
laquelle il évolue à son contact ne lui convient absolument
pas. Il aime surprendre, prendre l'initiative, disposer toujours
d'une certaine latitude. Avec Caroline, point. Cette passivité
ne lui déplairait pas si elle lui donnait son pendant de
repos ; bien au contraire elle se révèle chaque jour
plus prenante, plus épuisante.
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