"la flèche prise
en vol est immobile"
Il est dans Paris une certaine place au nom familier, trop usité
cependant pour ce qu'elle représente, une place qui n'a rien
d'une place si ce n'est en de rares instants d'accalmie, tant le
flot humain qui la parcourt la travestit. Il faut attendre l'obscurité
blanche du milieu de la nuit pour qu'enfin son caractère
enchanteur se révèle, ou encore le petit matin pour
venir s'asseoir sur un de ses bancs et humer l'odeur des feuilles,
contempler le nuage de vapeur qui s'élève de ses lèvres
à chaque expiration, écouter le silence qu'on savoure
non plus par contraste mais par jouissance plénière.
C'était en hiver, entre chien et loup, oui, il y avait
encore des feuilles pendues aux arbres, que j'aperçus la
tâche rouillée d'un taxi déboulant devant l'église
Saint-Germain-des-Prés. J'étais assis sur mon banc
accoutumé, une cigarette au bout des doigts, je ne sais plus
depuis combien de temps j'attendais aussi patiemment que vaguement
— chaque matin —, quand je vis ce taxi stopper net devant
l'arrêt de bus. Vous savez comment on est, à notre
âge, tout rempli de nos habitudes, nos tares et notre ennui.
Un rien nous fascine dès qu'il s'agit d'autre chose que du
routinier plat du jour. Je tendis le cou et tentai de distinguer
les occupants, ceux-ci invisibles derrière les vitres fumées,
devaient être en train de régler le montant de la course.
Enfin une porte s'ouvrit, Nicolas sortit en remettant son imperméable,
trop léger pour la saison devait-il se dire à part
lui.
A cette heure-ci, un dimanche de surcroît, les rues sont désertes
et transpirent leur inutilité sous la pluie fine. Nicolas
contemple la perspective familière, le lourd clocher roman,
les vitrines aux visages de fer, puis il se met à remonter
le boulevard Saint-Germain, mû par une habitude recouverte.
Son esprit vogue selon deux dérives distinctes : d'une part
le voyage en avion qu'il se remémore, cette pénombre
vrombissante, ces sièges inconfortables, les paupières
fermées et le corps pourtant tendu, aux aguets, l'arrivée
à Orly sur le carrelage froid en compagnie de gens en transit
aux traits tirés, les hommes boursouflés et laids,
les femmes animaux égarés un air malheureux, misérable,
au coin des yeux et des lèvres, accompagnant le maquillage
délavé.
C'était un homme aux traits tirés, le manque de
sommeil probablement ; je ne pouvais distinguer de lui que la tâche
un peu plus claire percée d'ombres du visage et des mains,
l'une accrochée à la poignée d'une valise au
cuir jauni, l'autre pendant le long de son pardessus, presque inerte,
presque, car deux doigts remuaient l'un contre l'autre, indépendamment.
Quelques mèches brunes dépassaient de son chapeau,
vous savez, ce genre de feutre beige aux larges bords que les autochtones
américains de Paris volontiers arborent les jours de pluie,
alors que nous autres Français devons jouer à la guerre
des parapluies. Il avait l'air un peu désorienté comme
ça, seul sous la pluie… Je ne sais ce qui me prit alors,
mais je décidai de le suivre. Oui, une sympathie diffuse
me poussait vers cet être, peut-être était-ce
dû à l'atmosphère de la place, à la tendresse
que je ressentais alors pour cet individu aux traits plutôt
quelconques, vous savez, ce genre de banalité qui vous surprend
quand vous vous y attardez, qui vous émeut même. Il
aurait eu l'âge de mon fils, une trentaine d'années
à peu près, il était mince et son pardessus
était si usé que des écharpes de tissu débordaient…
Oui, je me mis à le suivre, je n'avais rien d'autre à
faire de toute façon.
En passant devant la Hune, Nicolas se surprend à laisser
filer deux doigts sur la vitre, se souvient de cette époque
où il venait fouiner dans cette caverne aux trésors,
repartant presque toujours cependant les mains vides. Il ne s'en
souvient pas très bien, mais il lui semble que cela s'est
passé ainsi, il y a des années de ça.
Nicolas marche encore pendant quelques temps, une fraction de secondes,
et puis se décide à rentrer dans un café, le
Flore pourquoi pas, depuis le temps, c'est avec un sourire amusé
que Nicolas pousse les lourds battants du Flore, tourne aussitôt
à gauche d'un air entendu et gravit les marches sans regarder
le miroir, va jusqu'au fond et commence à attendre, les mains
posées à plat sur la table au bois verni. Il lui suffit
de fermer les yeux pour aussitôt se remémorer tout
le passé de sa dérive arrimé à cette
table précisément, quand il venait tôt le matin
ou tard le soir, invariablement seul, et se mettait à lire,
tandis que les consommateurs — petites gens tout émerveillées
du mythe bien poussiéreux pourtant, habitués café
pot qui sitôt assis faisaient mine de consulter d'un air fiévreux
leurs notes la plume à la bouche et quelques heures plus
tard le cendrier mince coupelle débordant, amoureux pelotonnés
sur les banquettes de cuir — encore ensommeillés venaient
ici se réveiller ou alors partaient se coucher, ou encore
quand il passait pendant la journée, il était un autre
alors, accompagné d'amies, et il parlait alors avec de grands
gestes, aussi grands que les mots qui lui sortaient de la bouche…
Il se souvient de cette sorte de double vie qu'il s'était
forgée de toute pièce, nullement par nécessité,
plutôt par ennui et par envie de rêverie. La veille
de son départ, il se rappelle être venu comme à
son habitude, avoir passé trois heures à écrire
des lettres d'adieu, ou plutôt d'au revoir prolongé…
Il ne les avait d'ailleurs jamais postées… Oui, le
matin se mettait-il à lire, mais le soir le Flore était
son lieu de prédilection pour écrire des lettres…
Rêverie, rêverie… sa vie était ordonnée
à en mourir en vérité. Il avait ainsi à
Paris cinq ou six endroits stratégiques où il venait
régulièrement, à chaque fois se forgeant un
personnage différent, depuis l'artiste raté passant
son temps à raconter des histoires au comptoir jusqu'à
l'homme d'affaire jeune loup en costume cravate déjeunant
rapidement babines retroussées l'air toujours pressé.
Nicolas se dit maintenant que cette époque est bien révolue,
trop dérisoires les masques une fois posés pour lui
donner l'illusion d'une consistance.
Bien que ce ne soit pas le genre de lieu que je fréquente
volontiers, moi ce serait plutôt le petit bistrot de quartier
bien sympathique où le prénom est de règle,
je l'ai suivi jusqu'au premier étage tout essoufflé,
me suis assis à l'angle opposé en m'épongeant
de mon mouchoir à carreaux tout neuf… Réflexion
faite, je me demandais vraiment ce que j'étais venu faire
ici. Tout ce que je savais, c'est que le désœuvrement,
et une mystérieuse fascination m'y avaient poussés.
Qu'allais-je faire maintenant ? J'avisai un journal et me mis à
le feuilleter de l'air du retraité passionné par les
pages sportives se demandant vraiment si Senna aurait ses chances
contre Prost au Grand Prix de Monaco, très sinueux il est
vrai, ce qui logiquement devrait avantager le Français. Mais
Senna occupait la pole position, difficile de prendre la tête
après les premiers virages. Senna le grand fou romantique
un peu ours mal léché par moments, Prost ce technicien
des virages irréprochable gentleman un peu emmerdant par
cela même, malheureusement. Dans le temps, je devais pas mal
voyager en province. Alors, en quittant Paris, vous passez invariablement
devant les usines du père Prost, il y a vingt ans une petite
usine de rien du tout, et puis, au fur et à mesure des exploits
de son fils, une belle enseigne lumineuse, et alors, nécessité
oblige, agrandissement des locaux, la réussite, quoi, alors
que ma 4 ailes rouillée commençait à rendre
l'âme.
Je n'ai jamais plus quitté Paris par la suite, c'est comme
si tous mes périples en province s'étaient effacés
d'eux-mêmes, je suis devenu un habitué du quartier,
avec mes petites manies, mes habitudes, à la différence
près qu'ici personne n'a connu mon identité, j'ai
été aussi habitué qu'anonyme, ce qui n'est
pas plus mal. Tiens, la pluie a cessé, une éclaircie
illumine la salle, c'est vraiment épatant cet endroit quand
le soleil l'illumine, c'est aussi gai qu'un cimetière par
un lendemain de fête.
Nicolas, prévoyant, tourne le dos au soleil, assis sur la
banquette claire il peut fermer les yeux et sentir sa nuque inondée
de lumière et surtout de douce tiédeur, moment béni
entre tous, ces petites jouissances parce qu'imprévues dispensées
par le hasard du temps et des lieux, rencontre aussi délicieuse
qu'impromptue, aussi savoureuse qu'éphémère.
Il observe les gens qui vont et qui viennent, qui s'assoient, discutent,
il ne connaît ou ne reconnaît personne, alors qu'il
fut pourtant une époque où il aurait pu donner à
chacun un prénom, voire un nom. Oui, Nicolas dans cet ensemble
familier avec ses occupants inconnus se sent un peu vestige, il
en frissonnerait n'était le soleil chauffant sa nuque et
ses oreilles. Le décalage horaire — à New York,
il doit être environ 4 heures du matin — le plonge dans
une atmosphère où lucidité et fatigue se combinent
pour donner au regard une acuité sans équivalent.
Oui, le regard qui se fixe sur un point quelconque de l'espace,
la fatigue ferme la marche et y appose ses œillères,
qui masquent toute diversion éventuelle. Ainsi, pas de dispersion
à craindre, le regard zoom et Nicolas se sent souverainement
lucide. Brièvement devant ses yeux repasse le souvenir de
Kate à l'aéroport J.F.K., sa main — petite menotte
d'enfant — enfouie dans la sienne, son regard triste et résigné,
elle savait sans doute trop bien qu'il ne reviendrait jamais plus,
c'était la dernière fois, il était venu dans
l'après-midi lui dire au revoir sa valise au bout d'un bras,
son avion partait le soir même, ils n'avaient presque rien
dit, lui regardait d'un air absent la pièce, elle, le fixait,
puis se dévêtit, à vrai dire laissa glisser
son peignoir le long de sa peau satinée, et puis l'attira
vers elle, pour une dernière fois, très doucement,
très lentement, la respiration au fur et à mesure
de son accélération fixant à vif ce moment
dans la mémoire, tandis que les autres souvenirs, ballades
dans Central Park, concerts le dimanche, discussions, réconforts,
scènes d'amour analogues venaient se superposer à
la mémoire vivante en train de se former, se figer en un
ultime souvenir, un ultime gémissement sourd, quand ensuite
ils se détachèrent, et qu'elle se tourna vers lui
haussée sur un coude et lui a baisé les paupières
fermées, encore frémissantes, puis l'arrête
du nez, enfin les lèvres gonflées, serrées.
[He left. I'm all alone now. Even if we did what we were supposed
to do, even if we made it something wonderful, I can't help my memory
to make me suffer. There goes one of many, but each one is unreplaceable.
There goes part of myself and this small death lavishes me. I remember
when he came to me, he was like a baby, or rather a man who had
just been brought to earth. Never did he say anything about his
past. Never did I dare ask him anything about that. He was a man
with no past, he came up to me on my demand and gave himself freely,
totally and lightly. Now is he gone, God be with him, God bless
him.]
La grande question, en fait, est de savoir si les Ferrari ont
pu mettre leur moteur au point. Lors des essais, Prost n'a réalisé
que le quatrième temps. Il faut prier pour que Senna aille
se crasher dans une botte de foin, ou qu'il prenne trop de risques
et que sa machine ne tienne pas le coup. Tiens, l'autre est parti
aux toilettes, ou téléphoner, il serait temps que
je règle ma note pour parer à toute éventualité.
Bon signe, il m'a rendu mon salut, je n'y suis pour rien si mon
visage inspire une irrésistible sympathie, avec mon air de
bonhomie paisible, tellement rassurante a priori.
Nicolas lève enfin la tête encore imbibée des
effluves — ces souvenirs — et prend dans la poche intérieure
de sa veste un petit calepin qu'il se met à feuilleter. Au
bout d'un moment il part téléphoner, non sans rendre
son salut à un vieil homme au sourire affable qui le dévisage
tranquillement un grand sourire au coin de la bouche, tel une vieille
connaissance. Il finit enfin par obtenir tous les numéros
et les adresses qu'il cherche, et passe ensuite dix bonnes minutes
à les recopier soigneusement les uns à la suite des
autres sur la page de garde. Le vieil homme de tout à l'heure
s'est entre-temps subrepticement approché de deux tables,
Nicolas enregistre son manège sans vraiment y prêter
attention… Il est encore trop tôt pour desserrer les
lèvres. Il regarde la liste dressée, chacun des noms
le fait tressaillir, Kate n'est plus qu'un lointain souvenir, de
toute façon il a toujours porté malchance aux gens,
elle l'aimait trop cette petite, il était sûr qu'à
un moment ou un autre il allait la faire souffrir sans le vouloir,
autant qu'elle soit heureuse, loin de lui. Et puis Nicolas n'est
pas insensible à l'idée de lui laisser au creux de
la mémoire un souvenir doré, tout est pour le mieux
ainsi. De toute façon, il ne s'agit plus maintenant de regarder
en arrière, la liste des noms est désormais ce qui
compte, qu'il le veuille ou non.
Ah, il se lève, enfile son imperméable, je m'empresse
de le suivre, ils devraient avoir honte, un prix pareil.
Une fois dans la rue, Nicolas respire à pleins poumons, se
dirige résolument vers l'hôtel deux rues plus loin.
Il met bien cinq minutes à faire comprendre au réceptionniste
qu'il n'est pas anglais, ni américain, mais que c'est bien
lui qui a réservé la chambre du deuxième, oui,
celle tapissée de jaune, et qu'il aimerait dès maintenant
s'y installer. Une fois seul, il arpente un peu fébrilement
la pièce, vérifiant que la table n'a pas changé
de place, que la vue est bien la même, que l'armoire est vide.
La seule nouveauté est un miroir en pied adossé au
mur, faisant face à la fenêtre. Il passe deux doigts
dans une fente sur la planche du haut, sous le papier protecteur,
trouve avec un certain plaisir ce qu'il cherche, à savoir
un petit étui en cuir long de quelques vingt centimètres,
pas plus épais qu'un demi centimètre. Retournant l'étui
entre ses doigts, il consulte sa montre, encore une heure de répit.
Soigneusement il vide sa valise, range les affaires dans l'armoire
si ce n'est le complet en flanelle anthracite. Il passe dans la
salle de bains, fait couler l'eau à moitié assis sur
le rebord de la baignoire, pas un regard pour le miroir, une main
caressant la surface liquide montante, presque enfouie dans la vapeur.
Dix minutes plus tard, la porte s'étant refermée d'elle-même,
un rasoir électrique se fait entendre, Nicolas sort enfin,
sa silhouette apparaît fugitive derrière la tulle,
visible du trottoir d'en face, puis son pas — plus léger
— résonne sur les marches, Nicolas avise une boutique
en face, manque de renverser un vieil homme devant l'entrée
alors qu'il y jette un coup d'œil curieux, la mode féminine
l'a toujours fasciné, il ressort un sourire gamin au coin
des lèvres.
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