En ce dernier trimestre de l'année
l'éventualité d'une promotion se trouvait au cœur
de mes préoccupations. Les rumeurs circulaient dans les couloirs
et je m'efforçais de ne pas y prêter trop d'attention.
Trop d'informations contradictoires de personnes qui n'étaient
pas informées mais qui faisaient d'autant plus semblant.
Cela faisait presque une année que je n'avais pas été
augmenté et mes bons résultats rendaient mes espoirs
légitimes. Il faudrait sonder discrètement Bernard
B., mon Associé, mon supérieur hiérarchique.
Mes rapports avec lui étaient complexes, aussi complexes
que l'était son personnage. Mine de rien, il jouait un rôle
important dans ma vie. C'était lui qui m'avait engagé
dans son "pool de jeunes", un lundi matin. Il avait fait
passer une annonce dans Le Monde qui m'avait séduit
en ce qu'elle me représentait parfaitement. Bernard B., la
quarantaine accomplie, avait une pilosité agressive. Il devait
sans doute se raser deux fois par jour pour éviter de paraître
négligé, mais en fin de journée on avait toujours
l'impression qu'il sortait d'un avion de Sydney, il faisait sale.
Il portait des costumes Cerruti, un pour chaque jour de la semaine,
et j'enviais ses chemises impeccablement repassées. Un jour
il m'avait confié son secret, il allait systématiquement
au pressing, alors que moi j'étais obligé de passer
de longues heures sur ma planche pour un résultat qui n'était
jamais concluant. Un jour, peut-être, moi aussi. Bernard B.
portait aussi de très belles chaussures, des Church à
boucles, noires ou brunes, reluisantes depuis qu'un cireur s'était
installé dans le hall de l'immeuble d'à-côté.
Malgré ses costumes et ses chaussures il y avait un détail
qui ne trompait pas sur l'extraction de Bernard B., c'était
ses chaussettes blanches hideuses, tire-bouchonnées la plupart
du temps. Mais c'était cela aussi Bernard B, fils d'instituteur
protestant du Midi, frère aîné d'une fournée
de cinq, seul à avoir fait des études aussi poussées,
aux frais de l'État, et à avoir réussi en autodidacte.
Pour une fois que nos impôts servaient à quelque chose.
Comme tout avocat de sa trempe qui se respectait, Bernard était
un homme marié, père de deux enfants de quatre et
sept ans respectivement, d'après les photos disposées
sur son écran d'ordinateur. Tous les soirs, vers 19h30, il
appelait sa petite famille, que la porte de son bureau soit ouverte
ou fermée. Il se permettait de poser ses Church sur sa table
jonchée de dossiers ouverts et parlait en murmurant avec
sa femme ou encore avec Marie ou Pierre, leur donnant des "mon
canard fleuri ", "mon pétunia au chocolat",
"ma caille rôtie", "mon petit gars" ou
je ne sais quoi encore qui nous faisaient bien marrer, nous ses
jeunes.
C'était un bourreau du travail, Bernard. Il arrivait vers
8h tous les matins, sortait d'un sac de sport Vuitton un Thermos
plein de café noir que lui avait sans doute préparé
sa femme, et se mettait au travail. Nous arrivions nous, les jeunes,
vers 9h, 9h30, et il nous convoquait pour une réunion de
travail à 10h, invariablement, dans la salle prévue
à cet effet. Là il nous distribuait les tâches
à faire du jour ou de la semaine, engueulant un tel pour
son retard, nous stimulant généralement pour faire
face à la situation du jour. A la fin de la réunion,
qui durait 14 minutes en moyenne, nous pouvions parfois placer un
mot. Il concluait invariablement par sa formule préférée
"Allez les gars, on va tous les enfoncer !".
Ensuite la journée se déroulait, la plupart du temps
nous prenions un sandwich sur place, Bernard passait son temps à
relire des rapports, téléphoner, préparer ses
conférences. Tous les deux mois il partait en Afrique, en
Asie ou en Australie pour chercher de nouveaux clients, il revenait
toujours avec des cartouches de cigarettes pour moi, ou des babioles
de Duty-free pour les autres jeunes, c'était sympa. C'était
ce genre de petites attentions qui nous le rendaient attachant,
et nous bossions comme des dératés pour lui. Notre
équipe était d'ailleurs souvent citée en exemple
par le Staff de Smith & Brown, les autres Associés en
étaient verts. Plusieurs d'entre eux avaient essayé
de nous débaucher, l'un ou l'autre des jeunes, mais nous
préférions rester avec Bernard B., on ne change pas
une équipe qui gagne. On nous appelait "les requins
du 2e", vu que nous travaillions au deuxième étage
et que les autres Associés étaient plutôt au
3e voire au 4e.
En fait de requins, mes camarades étaient plutôt gentils.
Il y avait l'intellectuel du groupe, le spécialiste de la
théorie, Pierre-André, que nous surnommions bien entendu
"Prof". Il n'avait pas son pareil pour dégoter
des jurisprudences faites sur mesure, pour citer dans un courrier
tel grand nom totalement obscur, pour blouser tout le monde et faire
des effets de manche. Bien dirigé, c'était une arme
formidable. Tout seul, c'était une grande perche à
lunettes rondes totalement inintelligible qui ressemblait plus à
une plante équatoriale échouée dans le hall
d'entrée d'un hôtel de Stockholm, certes exotique mais
tout de même déplacée. Mis à part le
Prof il y avait le petit Josselin, homme de bonne volonté,
type carré à la figure rougeaude, blond voire un peu
albinos, semblant déguisé dans ses pantalons de flanelle
grise et ses blazers bleus. Mais il n'avait pas son pareil pour
abattre du travail, se coltiner toutes les corvées de recherche,
un scolaire quoi, qui appliquait à la lettre ce que nous
lui demandions de faire. Nous étions tous les trois très
complémentaires, puisque pour ma part j'étais un peu
le social du groupe, l'interface avec Bernard, l'aiguilleur. Je
répartissais les taches, je surveillais que le travail avance
bien, j'étais celui qui portait la montre et faisait tampon
avec le caractère parfois irascible, du moins soupe au lait,
de notre boss.
Celui dont j'avais pris la place il y a dix-huit mois était
parti chez le concurrent direct en tant qu'Associé lui-même,
Bernard avait jugé cela une trahison et s'était fait
un malin plaisir de le détruire en récupérant
tous ses clients. Le traître avait été proprement
grillé et il avait passé un sale moment, viré
de chez le concurrent et paraît-il ayant dû s'exiler
à Londres pour retrouver du boulot. Bernard, dès que
la conversation portait sur lui, disait qu'il était fini,
que cela ne valait plus la peine d'en parler, que c'était
un looser, un has-been. L'erreur qu'il avait commise avait été
de sous-estimer la formidable aptitude à la rancune de Bernard
B., rançon finalement de son enthousiasme et de son attachement
à ses jeunes.
La seule passion de Bernard B., mon Associé, quand il ne
travaillait pas ou ne courait pas le monde, c'était le vélo.
Tous les dimanches matin il accrochait son vélo de course
au toit de son Espace turquoise et se rendait au circuit de Longchamp,
où il faisait des tours, inlassablement, dans un maillot
de professionnel fluo, autour de l'hippodrome. A force, il avait
sympathisé avec d'autres acharnés, et de temps à
autres ils s'organisaient des virées à la campagne,
en sportifs, s'arrêtant pour déjeuner dans de très
grands restaurants, pour se taper de bons gueuletons entre copains.
Bernard B. appelait cela ses " cures de repos ". Plusieurs
fois il m'avait invité à venir à Longchamp.
J'avais assisté à ses tours derrière la barrière,
j'avais longuement pesé le pour et le contre, le pour étant
la chance accrue d'une éventuelle promotion, le contre étant
tout ce qui me constituait moi, et j'avais en fin de compte refusé
poliment, invoquant un prétexte quelconque, du style un coccyx
fragile suite à une mauvaise chute de cheval quand j'étais
enfant. Et puis je ne possédais pas de vélo.
Notre rythme de travail était il faut le dire très
soutenu, et nous vivions en sur-régime permanent. C'était
Bernard B. qui m'avait tout appris, même le stress. J'étais
ravi d'éprouver enfin cette sensation qui régulièrement
revenait aux Unes des journaux, le " stress des cadres ",
l'"anxiété des responsables", etc. Nous
bossions bien, je pense, mais notre secteur d'activité, comme
bien d'autres j'imagine, supposait que nous soyons constamment dans
l'urgence, voire en retard. Il fallait faxer le contrat à
telle heure, le client l'exigeait nous disait Bernard. Et nous le
faxions à l'heure dite, même si cela voulait dire que
nous allions travailler jusqu'à trois heures du matin la
nuit d'avant. J'appréciais ce stress je dois dire, il m'en
fallait ma dose quotidienne, rien de tel que l'adrénaline
pour nous survolter et nous faire donner le meilleur de nous-mêmes,
ainsi qu'éviter à tout prix les descentes où
notre ardeur en prenait un coup.
Cependant je connaissais de plus en plus régulièrement
des problèmes d'estomac, ma mère à qui j'en
parlais de temps en temps me disait qu'il fallait faire attention,
que c'était peut-être un ulcère qui se développait.
Je minimisais en me disant que c'était le stress, juste le
stress, mais j'avais surtout peur de montrer que je risquais de
ne pas tenir le coup, et je n'en disais rien à Smith &
Brown de peur qu'ils ne misent plus sur moi. Il y avait tellement
de chômeurs dehors qui n'attendaient qu'une chose, me prendre
ma place. Je connaissais le discours, on me l'avait servi plusieurs
fois en fait, à chaque fois que j'avais fait mine de ne pas
exécuter aussitôt les ordres. Smith & Brown avait
une réputation à tenir, une conduite de vie, on pouvait
même parler d'éthique, et chacun de ses membres se
devait d'appliquer à la lettre le règlement, respecter
la hiérarchie qui lui était imposée, ne pas
déroger à la règle sous peine de châtiments
immédiats, ce qu'on appelait les sanctions ; c'était
contraignant au départ, mais je comprenais tellement bien
cette logique qui visait en fait à nous encadrer, nous protéger,
nous former, nous rendre optimaux dans nos activités, c'était
tellement rassurant de sentir derrière nous la masse formidable
de Smith & Brown veillant sur nous telle une grasse poule surveillant
ses poussins.
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