Une question de savoir vivre
(Monsieur Tilt, prolégomènes)
Assis sur son banc, Monsieur Tilt commençait à trouver
le temps long. Un silence s'était installé dans la
pièce, et machinalement Monsieur Tilt fouillait dans ses
poches afin de trouver une cigarette. Enfin la porte s'ouvrit, et
les jurés prirent place en face. Solennel le juge entra,
l'air grave et regardant droit devant lui. Il ressemblait furieusement
à un ami de Monsieur Tilt, fort sympathique au demeurant.
Monsieur Tilt se leva, s'épousseta, et attendit.
Assis sur un fauteuil d'époque, Monsieur Tilt fumait une
cigarette en pensant au temps qui passe, à celui qui ne passe
plus, et aux temps meilleurs qui ne manqueraient pas d'arriver.
Un jour ou l'autre se disait pensivement Monsieur Tilt, il suffit
d'attendre.
Seulement voilà. Il n'avait plus le temps. Plus du tout.
Tout à l'heure le juge lui avait chuchoté au creux
de l'oreille sa condamnation à mort. Il avait ajouté
d'une voix forte en regardant la salle déserte qu'aucune
réclamation ne serait tolérée. Tout cela coûtait
trop cher. Monsieur Tilt, docile, n'avait pas bronché. Il
regardait une reproduction sur le mur et se demandait si on lui
accorderait un régime de faveur pour ses dernières
heures parmi nous.
Monsieur Tilt, bien que la mort fût imminente, se sentait
plutôt gai. Enfin quelque chose qui dérange mon ordinaire
se disait-il en souriant. Ah ça je l'ai bien mérité
par exemple. Quand je pense à tout ce que j'ai fait pour
en arriver là. Des réflexions de ce genre, Monsieur
Tilt s'en serait bien passé, mais voilà, on ne pense
pas ce que l'on veut dans la vie. Monsieur Tilt se félicitait
de son esprit raisonnable, et, souriant toujours, frappa à
la porte pour qu'on le conduise à la promenade.
Personne ne lui fit d'objection. Il se retrouva dans un petit couloir
qui réflexion faite avait à peu près la taille
de son regretté vestibule. Monsieur Tilt ajusta son chapeau
sur le haut de son crâne, prenant bien soin de laisser une
mèche de cheveux négligemment s'échapper, gravit
des escaliers et échoua dans une cour, le sol de laquelle
il se mit à arpenter avec gravité, les mains derrière
le dos, le torse bombé. On ne sait jamais pensait Monsieur
Tilt.
Monsieur Tilt eut soudain dans les narines le délicieux fumet
d'une cuisine des environs. Il eut un regret, puis reprit ses pensées
en route. A un quelconque moment il pila net. Et puis non c'est
absurde pensa Monsieur Tilt. Pourtant pourquoi pas. Aussi sollicita-t-il
un rendez-vous avec Monsieur le Directeur. Celui-ci, ému
qu'on pense à lui en de pareils instants, accéda de
bonne grâce à la requête de Monsieur Tilt. Vous
êtes un homme sérieux je vous fais confiance, disait
d'une voix bonhomme Monsieur le Directeur. Il chercha un double
des clés du pénitencier et le tendit à Monsieur
Tilt, tout en ajoutant à voix basse que, s'il se permettait
de faire de l'humour noir — je vous en prie dit Monsieur Tilt
jouant à faire cliqueter le trousseau — il n'avait
pour sa part rien à perdre. Monsieur Tilt prit congé
de la façon la plus aimable du monde, c'est-à-dire
en se levant et en disant à son cher maître et directeur
qu'effectivement il y avait tout à gagner.
Bon. Monsieur Tilt se dit que la journée commençait
plutôt bien, et qu'il s'agissait maintenant d'aller croquer
un morceau. Par malheur, Monsieur Tilt était à la
fois pauvre et gourmand. Il entra néanmoins dans une auberge
luxueuse et se remplit l'estomac en honnête homme. Quand vint
le temps de l'addition, il sortit son certificat de condamné
à mort flambant neuf. On ne vous refuse rien bien entendu
dit le patron en s'extasiant sur les coloris pastel du papier. C'est
vrai j'avoue je n'y avais pas fait très attention répondit
Monsieur Tilt confus.
La mort n'est qu'un petit cognac, un de plus, un de moins. En pleine
digestion Monsieur Tilt avait l'habitude, comme chacun a ses vices,
d'émettre des sentences graves, bien que pertinentes la plupart
du temps. Monsieur Tilt buvait à petites gorgées son
café, rien au monde n'aurait fait croire qu'il s'agissait
en vérité d'un condamné à mort. Je suis
paradoxal se dit Monsieur Tilt en prenant garde de ne pas se brûler
les lèvres. Puisque c'est ainsi, il décida de prendre
un journal et de la parcourir. Comme il se doit, la première
page lui était consacrée, il la lut avec un médiocre
intérêt.
Quand je pense qu'il faut mourir pour qu'on se préoccupe
de votre cas pensa Monsieur Tilt qui n'avait pas fini sa digestion.
Tout de même, le monde est une drôle de chose. Et il
eut un petit rire bref, je me comprends dit-il pour s'excuser. Monsieur
Tilt s'étira et puis sortit dans la rue.
C'était une belle après-midi d'hiver. Les arbres dépouillés
agitaient ça et là leurs sombres branches, quelques
volatiles égarés roucoulaient dans le lointain, une
petite fille jouait au cerceau et chantonnait une romance désuète.
Monsieur Tilt huma l'air vivifiant à pleines narines, eut
une larme à l'œil — quand venait une crise poétique
ému Monsieur Tilt l'était toujours — et déambula
sur l'esplanade.
Monsieur Tilt se sentait très léger. Il n'avait désormais
plus rien à craindre des vicissitudes du quotidien. Insouciant,
oui, c'est le mot, et le sourire aux lèvres Monsieur Tilt
déambulait et déambulait. Rien n'a plus d'importance
maintenant. Ou plutôt si. Chaque détail compte car
ce sera le dernier. Monsieur Tilt essayait vainement de raisonner
comme les autres condamnés à mort. Personnellement
il se sentait très bien et n'avait aucune envie de dramatiser,
ni dans un sens, ni dans l'autre.
Après ces paroles pleines de bon sens, Monsieur Tilt regarda
le ciel. Il était temps de rentrer. Il se prit par le bras
et regagna tranquillement sa cellule, cueillant au passage un coquelicot
pour orner son verre à dents. Il n'en aurait plus besoin,
cela va sans dire, mais Monsieur Tilt était un esthète.
De plus, il était toujours ravi de détourner les objets
de leur usage réglementaire. Monsieur Tilt cultivait cette
secrète perversion, aimant à se sentir en ces instants
différent, intimement.
Monsieur Tilt ne vouait à l'originalité qu'un culte
anodin. En effet, il avait horreur de la vulgarité et avait
toujours souhaité garder l'anonymat. Seulement maintenant,
ce n'était plus possible. Misère. Allongé sur
son lit, Monsieur Tilt ruminait patiemment, écoutant par
pure distraction le battement de son cœur. Nous avons le temps
de faire une sieste acquiesça Monsieur Tilt. Et il dormit
comme un loir.
On le fit entrer dans une pièce qu'il reconnut comme son
salon. On ferma la porte derrière lui et on le laissa seul.
Le salon avait été repeint en noir et blanc, il se
demanda qui avait osé prendre une telle initiative. Devant
lui avait été dressé un écran, qui tout
à coup s'illumina tandis que des images assez floues défilaient.
Il plissa les yeux et s'aperçut qu'il s'agissait en réalité
de sa vie, dont on avait pris les meilleurs moments pour l'attendrir.
Des souvenirs, quoi. Monsieur Tilt s'ennuyait ferme.
Quand je pense que cela fait des mois que je rêve la même
scène à la même heure, se dit Monsieur Tilt
en se frottant les yeux. Impossible d'en changer. Vivement que tout
cela finisse, rien n'est plus terrible que de s'ennuyer quand on
dort. Monsieur Tilt éprouvait l'impérieux besoin de
se plaindre.
Puis haussant les épaules Monsieur Tilt se mit à genoux.
Enfin il trouva ce qu'il cherchait. Contemplant l'instrument d'un
air méchant, serrant les lèvres, les sourcils froncés,
Monsieur Tilt ajusta sa position. Et il se mit à jouer. Un.
Deux. Trois. Quatre. Monsieur Tilt était bien sûr très
fort au bilboquet. D'ailleurs, quand il était jeune…
Allez reprends-toi se dit Monsieur Tilt qui venait de rater son
coup.
Les bonnes choses ont une fin. Monsieur Tilt reposa l'instrument
sur le sol, et soupira comme seul peut soupirer un homme mûr
à l'aube de sa vieillesse et qui pense à la vie en
général. Monsieur Tilt opina du chef, convaincu de
sa bonne foi. Il appela le gardien et lui demanda le nécessaire
pour écrire. Monsieur Tilt, quoique sociable, était
compréhensif. Sa femme il le savait ne lisait pas les journaux,
il fallait bien la prévenir. Louise mon amour. Le regard
de Monsieur Tilt s'illumina d'une lueur rayonnante de tendresse,
il mit la main sur son cœur et déclama pour la forme
quelques vers. Les murs du pénitencier longtemps encore résonnèrent
de ces échos magiques et si beaux. Il n'y a pas de quoi salua
Monsieur Tilt.
Monsieur Tilt c'est le moins qu'on puisse dire était encore
sous le charme quand il se décida à aller dans la
salle de bain. La pièce était on ne peut plus sympathique
et Monsieur Tilt soupira d'aise. Allons nous consulter se dit-il
en se plaçant devant le miroir. Une bonne grosse tête
joviale lui fit face comme il s'y attendait, une ombre de sourire
au coin des lèvres. Le regard comme il se devait était
franc et direct, quoique subtilement malicieux. Bon, dit Monsieur
Tilt, l'original, plutôt satisfait, et il se tourna le dos.
Puisque c'est ainsi, nous allons pouvoir paraître en société
pensa Monsieur Tilt en passant les manches de sa redingote. Il fit
deux fois le tour de la pièce, pivota des talons et entama
une petite danse de sa composition. Monsieur Tilt, sans pour autant
se prendre au sérieux, était coquet dans l'âme.
Puis, reprenant son souffle, il sortit de sa cellule et se rendit
chez ses voisins. C'est bien aimable à vous de m'avoir invité
en de pareilles circonstances affirma Monsieur Tilt.
Nous ne vous le faisons pas dire proféra d'une voix unanime
l'élégant couple qui se trouvait être ses hôtes.
Et puis vous savez, vous allez être content, tout le monde
tient à vous voir. Absolument. Monsieur Tilt rougit intérieurement.
Il n'y a pas de quoi je vous assure répondit-il d'une voix
tremblante, quant à lui. Si si nous insistons, très
cher, vous allez être l'attraction de la soirée. S'ensuivit
un léger silence que Monsieur Tilt s'efforça de remplir
en mastiquant un délicieux petit four. Alors, que devenez-vous
? Il était déjà tard et Monsieur Tilt avait
la bouche pleine. Il haussa les épaules et alla s'asseoir.
Oui, Monsieur Tilt était un homme de compromis.
D'ailleurs, les autres invités affluaient déjà.
Monsieur Tilt les connaissait bien, c'étaient de braves gens,
certains soirs ils avaient même correspondu en tapant sur
les murs. C'est beau la complicité. Monsieur Tilt hocha la
tête assez gravement, puis alluma une cigarette un prenant
un air dégagé, attendant la suite des événements.
Ceux-ci ne se firent pas prier.
Monsieur Tilt se rajusta et rentra chez lui. Sa cellule, il s'en
faisait la remarque à chaque fois, était décorée
avec une louable sobriété. Monsieur Tilt, sans être
classique pour autant, était une personne de goût.
Il s'était mis à pleuvoir, mais comme il faisait nuit,
rien ne transpirait si ce n'est le léger clapotis des gouttes
sur l'asphalte. Monsieur Tilt se sentit tout à coup mélancolique.
Il leva les yeux jusqu'à la fissure du plafond et pensa à
Louise, puisqu'il faut bien penser à quelque chose dans ces
cas-là. Se sentant alors tout ravigoté, Monsieur Tilt
demanda l'heure à son voisin. Neuf heures, j'ai le temps
murmura-t-il en se grattant pensivement le cou.
En effet, le café d'en face ne fermait que plus tard. Monsieur
Tilt en s'y rendant trouva le régime du condamné à
mort plutôt agréable à vivre, et en l'occurrence
se félicita de sa bonne fortune. Bizarrement ce soir, il
était le seul de son espèce. Il s'assit néanmoins
à une table et commanda. Comme d'habitude cela va de soi.
Le garçon rougit de sa maladresse et revint avec la commande.
Monsieur Tilt se détendit.
Alors que la prison projetait ses ombres effrayantes sur le mur
de la prison, Monsieur Tilt s'appliquait à siroter son triple
cocktail qu'il avait tout simplement baptisé "Inferno".
Eh oui. Le ciel s'éclaircissait par endroits, et déjà
quelques étoiles impassibles brillaient de tous leurs feux.
Monsieur Tilt, sentimental comme tout un chacun, ne put s'empêcher
d'être ému. Fugitivement une larme scintilla au coin
d'une paupière. Monsieur Tilt finit son verre et se leva.
Il allait partir quand tout à coup Monsieur le Directeur
comme par enchantement lui fit signe de s'asseoir, il n'en avait
pas terminé avec lui. Conciliant, Monsieur Tilt reprit sa
place.
Veuillez m'excuser de ce contretemps mais il fallait absolument
que je vous parle. Faites, faites répondit Monsieur Tilt.
Voilà, on vient de me communiquer l'heure à laquelle
vous devez être exécuté. Je pense que vous serez
intéressé d'apprendre que c'est seulement pour demain
à neuf heures. Vous allez pouvoir dormir à votre aise,
réjouissez-vous. Monsieur Tilt se réjouit en regardant
l'horloge du bistrot. Bon, ce n'est pas tout ça, il faut
que je me sauve. Monsieur Tilt contempla la silhouette de son cher
maître et directeur raser le mur et disparaître, puis
réflexion faite commanda un deuxième Inferno.
Monsieur Tilt se demanda avec inquiétude s'il n'allait pas
éprouver soudainement une crise de nostalgie. Fronçant
les sourcils il se remua et réussit à ne penser à
rien. Allons allons, à d'autres. Il alluma une cigarette
pour la route et réintégra sa cellule.
Monsieur Tilt empoigna son oreiller et dormit su sommeil du juste.
En effet, tout était réglé, en ordre, il n'y
avait rien à redire et Monsieur Tilt avait passé une
journée fort agréable. C'est le moins qu'on puisse
dire songea-t-il, reconnaissant.
A huit heures et quarante cinq minutes comme il l'apprit plus tard,
Monsieur Tilt fut réveillé en sursaut par un tintamarre
tonitruant. Il ouvrit une paupière pour s'apercevoir qu'il
s'agissait en fait de la fanfare locale qui avait voulu lui faire
une bonne surprise. C'est l'intention qui compte dit Monsieur Tilt
en se redressant. Il se retint de bailler car devant lui se tenait
l'ensemble des détenus. Monsieur le Directeur se trouvait
parmi eux et lui fit un petit sourire bienveillant. Mais un téléphone
résonna et il fut obligé de s'absenter.
Le doyen des détenus s'approcha de Monsieur Tilt et lui remit
de la part de tous ses confrères un petit paquet. Voilà
on a pensé que cela vous ferait plaisir alors voilà.
Monsieur Tilt remercia en disant qu'il ne fallait pas. Il n'y a
pas de quoi, vraiment. Il déchira le papier et ouvrit la
boîte.
Vraiment c'est gentil à vous, mais, voyez vous-mêmes,
le temps presse dit Monsieur Tilt en attachant la nouvelle montre
à son poignet. Bon. Ponctuel, Monsieur Tilt décida
de ne pas attendre l'hypothétique retour de Monsieur le Directeur.
Il alla dans la salle de bain, prit ce qu'il fallait, prépara
le tout et exécuta parfaitement la manœuvre, sous les
yeux admiratifs de l'assemblée ici présente. Je n'ai
pas de mérite, je me suis suffisamment entraîné
eut encore le temps de penser Monsieur Tilt alors que son corps
se balançait mollement au bout de la corde.
La concierge le lendemain matin trouva sur le bureau de Monsieur
Tilt les mots suivants : "Enfin, je me comprends". Elle
ne comprit rien du tout mais signala quand même le cadavre
aux autorités compétentes. L'odeur l'indisposait.
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