Contre la paroi vide de sens deux mains s'agrippent, posées
l'une sur l'autre l'une faisant pression sur l'autre, ou l'une se
détachant pour se poser à plat paume contre le mur
dans un effort de poussée perpendiculaire effort inutile
— vain — ce n'est plus la peine maintenant. Les mains
alors enfin réceptives à l'esprit lancinant se détachent
de la fraîche surface et viennent le long des jambes se tenir
pendantes, les poings se forment et se déforment laissant
place à des mains et puis ce sont les poings qui demeurent
il n'y avait de mains que par le mur, réintégrées
au corps elles ne sont que deux poings brandis vers la terre ce
sol au dallage épais lisse si lisse implacable…
Lentement de la terre le regard dérive jusqu'au ciel, marquant
une pause sur le relief des lèvres — fermées
ou serrées — qui de profil font penser à quelque
colline égarée du Massif central ou des Appalaches,
ces lèvres qui se desserrent enfin un son en sortirait-il
qu'aussitôt l'air pesant dans sa moiteur l'étoufferait
sans doute, ces lèvres muettes donc qui laissent un filet
d'air perceptible oui un filet de vapeur trouble s'échapper
puis qui se referment sur une respiration désormais sifflante
trébuchante chancelante comme si le souffle avait perdu ses
assises pulmonaires et restait seul pantelant témoin de la
vie.
Il est sûr maintenant que les pieds sur le sol marquent quelque
hésitation à poursuivre l'immobilité, on les
sent tressaillir mais ils ne savent dans quelle direction se jeter
alors restent-ils dans leur station verticale et le sol s'enfoncerait
qu'ils ne se décideraient pas, qu'ils laisseraient leur corps
celui qu'ils sont supposés supporter s'enfoncer dans la terre
meuble quelques mètres plus bas. Ce corps lourd insensible
comme pris dans la glace : ce moment si beau et glacial où
la température chute et le lac frissonne et puis un instant
un craquement s'entend c'est l'eau qui se mue en glace et vous êtes
bien éveillé vous ne changez pas de position pour
autant mais vous sentez-vous si lointain du contact originel où
sur un seul continent l'homme respirait les choses et appelait frères
les éléments primaires. Ce corps pesant pris dans
une chape de marbre pour un peu une statue de chair au cœur
détaché ce corps rigide un millénaire sans
mouvement planté sur le sol tailladé respirant âcre
l'atmosphère d'un désert.
Le regard cette fois-ci se détache du sol ou du mur ce ne
sont que des surfaces et va guetter l'ouverture du mur cette tache
sombre claire à gauche qui lorsque le jour se lève
s'éveille en fenêtre et accomplit par là même
la miraculeuse révolution quotidienne. Le regard dis-je se
fixe sur l'ouverture striée de noir et se pose comme par
négligence sur les cadres poussiéreux ce granit centenaire
ces rayons du jour où les filets de poussière voltigent
visibles à l'œil nu et puis les barres verticales si
désuètes et si familières si proches et si
lointaines négation de ces symboles inutiles et vidés
de leur sens simples rappels clignotants d'un passé oublié,
témoins de l'attente à travers les transitions du
jour, degrés de luminosité.
L'ampoule au plafond est cassée brisée par un geste
de rage ne voulant s'assouvir que dans sa violence dérisoire
s'asservissant du même tranchant à la pénombre
où les yeux plissés distinguent les contours soudain
pris dans le froid et puis s'accoutumant à l'obscurité
l'apprivoisant pour désormais l'oublier même et ne
penser qu'à la fenêtre.
Est-ce le dernier ou le premier jour semble se demander impossible
question une ride songeuse sur le front. La porte ne s'ouvrira-t-elle
que sur une place déserte un billot de chêne au milieu
ou une potence aux deux acolytes habillés de noir ou au contraire
de l'autre côté de la porte s'étend une plage
infinie avec au bout à marée basse le mur et les mouettes
et les enfants qui construisent des châteaux de sable en babillant
ou enfin se dresse seulement hypothèse la plus probable une
autre paroi neuve et comme ternie contre laquelle deux mains se
poseront l'une sur l'autre et puis se détacheront l'une de
l'autre et viendront reposer à plat paume plaquée
sur le mur dont elles apprendront à connaître chaque
aspérité sombre jeu des jours se succédant
l'un à l'autre insensible succession d'ennui et d'oubli…
Est-ce alors le dernier ou le premier jour semble intransitif se
demandent le front strié de peau et le regard derrière
les paupières fermées et les yeux grands ouverts pourtant
buttant contre leur paroi de chair mais ne se décidant pas
à autre chose qu'à l'obscurité interne. Si
le corps fait apparemment face à la cloison de la fenêtre
un obscur frémissement témoigne de l'attention que
porte cette nuque au lourd rideau de fer derrière elle et
aux bruits possibles qui pourraient un jour provenir du corridor
de l'autre côté aux deux extrémités.
Il attend depuis si longtemps qu'il ne s'agit plus de l'attente
du commencement il se souvient vaguement de la bête traquée
qu'il était alors l'oreille aux aguets le corps à
l'affût en territoire hostile réduit prostré
dans une attitude de défense toute en réaction et
vaguement un sourire se dessine alors qu'aujourd'hui s'amorce le
dernier jour semble-t-il la rumeur court puis se prend à
sa propre voltige et que reste-t-il sinon l'espoir confus. Abrupte
la clarté déborde de son cadre d'ombre et vient sur
le sol tracer quelques maigres graciles filets qui miroitent comme
des braises et puis s'enfoncent dans les rides de la roche effaçant
et feuilles et nervures.
Le regard lancé vers le bas les paupières presque
fermées ou si peu ouvertes il devient ardu de détourner
les yeux alors qu'un mot "volonté" n'a plus de
sens ou de consistance il ne sait plus déjà le désir
s'enfuit.
Le corridor si désuet de bruit lui-même rayé
de noir s'efforce machinal à épouser le silence les
pieds nus perdus vers le bas lentement l'un devant l'autre accomplissent
le trajet et la circonférence une main laissée flottante
en arrière en une infime caresse alors que s'approchant on
saisit le mouvement du sang qui ruisselle le long des écorchures
oui la paroi est rugueuse oh si terriblement rugueuse que la durée
faiblement humaine ne parvient pas à assouplir de quelque
façon que ce soit non l'imagination doit faire le reste et
s'élever le long des millénaires pour comprendre et
s'associer à et s'attacher l'érosion.
Au bout du couloir il se trouve une porte sans doute et de l'autre
côté de cette porte il oublie encore et toujours à
quoi ressemble le paysage il fera sans doute froid tout à
l'heure il en frissonne d'avance tandis que pour leur part ses orteils
se rétractent sans doute l'air sera vif de l'autre côté
une bonne odeur de café au coin gauche de la rue qui aboutira
peut-être à une autre porte un peu plus grande devant
laquelle il s'arrêtera et soudain se mettra placide à
attendre.
Il attend attend depuis l'heure dite comptait-il les jours dans
l'enfance de son attente ? L'oubli a aussi recouvert les vestiges
de sensations tel un sable chaud au cœur de la tempête
dans ses narines il monte irrésistible et au matin cadencé
le regard gravit et glisse et ondule sur les dunes. Il a très
chaud maintenant son cœur bat frénétique et son
rythme a perdu sa cadence le souffle court il sent sur sa nuque
des gouttes de sueur dégouliner alors que sa colonne vertébrale
involontaire se cabre laissant du même mouvement un sillon
large dans lequel son angoisse s'écoule. De même qu'il
sent ainsi la sueur accomplir son chemin dans son dos de même
monte d'en bas à gauche une immense fatigue presque paralysante
qui lui enserre insidieusement la cheville puis la cuisse puis l'aine,
et redescend dans l'autre jambe pour plus de symétrie sans
doute. Bientôt c'est toute la moitié inférieure
qui se trouve immobile transie et ses mains dans un dernier effort
remontent à la surface et viennent se poser sur le visage
le cachant à la lumière dans une presque ultime convulsion.
Convulsion aussi proche de la sérénité que
la lune du soleil ou plutôt l'inverse l'ampoule cassée
en témoigne empreinte de son inutilité.
Et si alors cela n'avait pas été la peine d'attendre
puisqu'il n'y avait plus que l'attente en elle-même intransitive
sans objet que sa propre réflexion si alors le désir
n'était plus le bond en avant incessant lancinant mais au
contraire une vague nostalgie de l'enfance à la cour inondée
de soleil et le père assis fumant la pipe sur son éternel
tabouret le chien à la tête posée sur ses genoux
et la mère invisible derrière la vitre miroir qui
l'appelle bourrue et tendre ? Il a un doute et puis dans un soupir
se souvient de l'itinéraire déjà emprunté
parcouru et alors il revient en arrière il n'y a pas de nostalgie
qui tienne la durée il le sait mais déjà avait-il
commencé à oublier.
Oublier oublier et puis fermer les yeux se laisser envoûter
par la spirale qu'il a apprivoisée jusqu'à ne plus
sentir à son terme le rejet des corps et la sensation d'écœurement
cette envie de vomir la spirale qui ne tournoie plus de plus en
plus vite mais garde sa respiration de métronome si rassurante.
Peut-être qu'au détour de la porte de la rue de l'autre
porte quelqu'un se mettra à rire et lui croira qu'on se moque
et dévisagera son accoutrement ou se regardera dans une glace
cela fait si longtemps qu'il ne s'est pas vu lui-même dans
un miroir un miroir c'est dangereux ça se brise et puis on
prend l'arrête aiguisée et l'on se tranche les veines
sans doute : cela fait si longtemps que méconnaissable il
ne se voit plus mais se regarde tellement alors qu'il n'écoute
plus jamais et entend toujours. Oublier cette absence comme il est
difficile d'oublier des absences alors que les présences
en elles-mêmes s'évaporent ne laissant pas de traces
mais bien des stigmates. Il ouvre ses mains étend ses bras
et leur prolongement d'ombre cherche le trou suintant mais non ce
n'est qu'un mirage les paumes sont lisses un peu crasseuses le long
des crevasses voilà tout.
Immobile désormais il tend au repos sans l'atteindre et pourtant
ne renonce-t-il pas convaincu de la nécessité qu'engendre
la quête et cette poursuite des insignifiances jusqu'à
l'ultime plan fixe. Il ne voudrait plus être alors qu'une
photographie blanche ourlée de noir au dos massif enfoncé
sur une chaise à l'osier craquelé la nuque dégagée
fixant de l'intérieur le front lui courbé vers le
sol relèverait-il la tête que le regard heurterait
le mur. Peut-être d'ailleurs n'appartient-il qu'à un
cliché surgi des archives fruit de quelque documentaire oublié
jamais publié d'une prison ou de quelque cellule, surpris
alors par un regard externe qui dérivant lentement s'est
pris de curiosité devant cet homme assis courbé et
a entrepris alors de plonger dans la surface à deux dimensions
et d'en rendre l'impression initiale, restaurée la perspective.
Peut-être cet homme se sait-il condamné exécuté
demain à l'aube peut-être n'était-ce qu'une
illusion tout cela et jamais ne se retrouvera peut-être quelque
part un homme est prêt de s'asseoir contre le mur et pour
l'instant immobile contre la paroi vide de sens deux mains s'agrippent
l'une posée sur l'autre l'une faisant pression sur l'autre
ou l'une se détachant pour se poser à plat paume contre
le mur en un effort perpendiculaire signe de l'attente vaine oh
combien vaine indifférente.