L'Entresol
"D'où, chose remarquable, rien
ne s'ensuit."
Robert Musil, L'homme sans qualités
"la quiétude de ma vie abstraite"
Jean-Philippe Toussaint, La salle de bain
I
Enfin seul.
Les piles de livres sagement alignés dans leurs cartons devant
l'étagère vide, je me demandais déjà
comment j'allais procéder à leur classement, par genre,
par chronologie de parution ou de lecture, par alphabétisme
d'auteur ou de titre, articles non compris, ou encore par maisons
d'édition. À 22 ans tout juste, je pensais disposer
de toutes mes dents. Je venais de déménager, s'ouvrait
à moi une nouvelle vie ; comme à mon habitude lors
des changements de cadre je procédais à une imposante
énumération de résolutions : désormais
allais-je vivre d'une façon saine, désormais allais-je
me mettre au travail, désormais allais-je pouvoir reprendre
tout ce que j'avais autrefois remis au lendemain faute de mieux
pour m'y attaquer franchement cette fois-ci. J'en avais par-dessus
la tête de ma trajectoire sinueuse, le crustacé voulait
devenir phénix, affronter tout et de face, en tout cas de
haut. Et qui sait, peut-être même, enfin, écrire
mon roman. Désormais, me disais-je et me dis-je, désormais
plus rien ne sera comme avant.
C'était sans compter sur le destin qui, une fois de plus,
allait brouiller les cartes, me mettre des bâtons dans les
roues, sacré destin, sacré farceur. En effet, nombre
de signes particuliers vinrent s'inscrire dans ma nouvelle existence,
en agrémenter le cours et en divertir la cadence. Chacun
de ceux-ci constituait en lui-même une insignifiance indétectable,
mais ajoutées les unes aux autres ces scories s'amoncelaient
et menaçaient, sinon de provoquer un bouchon cardio-vasculaire,
de former de sinistres moraines en bout de course. Bien entendu
comme chacun le savait pertinemment en son fort intérieur,
au bout de quelques milliers d'années celles-ci fourniraient
aux plaines sédimentaires un aliment indispensable tout autant
que bienvenu en ces ères pré-désertiques, mais
nous n'en étions pas là il s'en fallait, nous nous
trouvions ici au pas de ma porte, la porte de mon misérable
logement illustre lecteur, aimable lectrice, situé au premier
étage seulement de l'édifice, premier et demi pour
qui aime l'exactitude puisque que j'occupais un entresol.
Oui, je ne me souviens plus exactement de la première fois
où je rencontrai la petite famille. Je crois que ce fut en
juin 9…, dans la cour de l'hôtel particulier (oui, mon
logement de 8m2 avait la chance de se trouver dans un superbe hôtel
particulier ; mes visiteurs, d'ailleurs, étaient toujours
favorablement impressionnés par l'entrée, la cour
d'honneur, et puis quand ils pénétraient dans l'arrière-cour
trouvaient-ils le magnifique seulement joli, après l'impression
d'ensemble enthousiasmante les petits détails charmants,
et alors le glauque escalier de service gauche se profilait, il
y avait une plaque en bas qui l'indiquait, comme si l'on pouvait
se perdre dans un labyrinthe peuplé de monstres ou de gnomes
ou des deux à la fois ; pour enfin, quand ils arrivaient
chez moi, à peine dissimuler leur déconvenue), ou
dans ses environs immédiats. Je venais plus ou moins de m'installer
dans ce nouveau logement et j'étais alors en pleine phase
d'acclimatation, ce qui a toujours représenté pour
moi beaucoup d'efforts, sédentaire comme je suis, à
tel point que c'en est presque une tautologie. La joie de changer
d'endroit, certes. Le dépaysement, l'exotisme même,
je veux bien en convenir. Mais une multitude de nuisances sonores
qu'il faut apprivoiser pour ensuite s'en abstraire, la voix aigre
des voisins d'à-côté, le vrombissement de la
chasse d'eau venant d'en haut, les pas lourds qui tournaient en
rond au-dessus de ma tête entre une et deux heures du matin
par exemple (je ne sus jamais d'ailleurs qui en était à
l'origine et pourquoi. À ma connaissance, seul un philosophe
insomniaque pouvait tituler à cet emploi et ruminer quelque
haute considération épistémologique en mâchonnant
sa pipe légendaire, mais le dernier de l'espèce était
mort en 1974, ce ne pouvait être lui, ou alors seulement sa
réincarnation — le corps a beau mourir l'esprit continue
son petit bonhomme de chemin, s'incarnant ici et là, mais
ceci est une autre histoire — qui aurait dû alors avoir
le bon goût de rester silencieuse). L'accoutumance demande
du temps quand elle est imposée, exige de la souplesse, un
long travail préalable de relaxation, de concentration, rester
immobile à écouter, répertorier et classer
— comme une affaire — les différents bruits.
Je ne parle pas de l'acclimatation du paysage visuel qui quant à
elle est relativement aisée, il suffit de trouver ses repères
pour s'en abstraire ou, à défaut, de fermer les yeux,
tâche cent fois plus facile — simple mouvement des paupières
— que de porter ses deux mains à ses oreilles, et encore,
le résultat n'est guère satisfaisant. En résumé,
la réforme de l'âme, certes, mais l'assurance au préalable
du confort du corps. Enfin.
L'été s'amorçait, le ciel était bleu
je m'en souviens comme si c'était hier. C'est en traversant
la cour que je tombai nez à nez avec la mère, une
petite brunette au visage plutôt malicieux, belle n'est pas
le terme approprié, jolie non plus, non, charmante, très
charmante, un sourire délicieux, qui fit le premier pas en
se présentant. Dans le temps, elle avait plutôt bien
connu mon père, ce qui forcément créait des
liens et la prédisposait en ma faveur. Elle eut l'air de
me reconnaître facilement comme étant le fils de mon
père, ce qui pouvait me rassurer quant à la légitimité
de mes origines sanguines mais qui me laissait perplexe sur la question
d'une éventuelle ressemblance physique. On m'avait toujours
dit que je ressemblais à ma mère, alors là
j'étais pris au dépourvu, et la fois suivante où
je vis mon papa je l'examinai discrètement à la lueur
d'une bougie, mais en vain, pour tenter de déceler une quelconque
analogie. Décidément aucune ressemblance. Plus tard
j'appris à ne plus accorder de crédit à de
telles affirmations. Elles émanaient de subjectivités
somme toute relatives. Quelqu'un connaissait-il votre père,
vous disait aussitôt que vous lui ressembliez — c'est
tellement rassurant —, même chose pour la mère,
quelqu'un aurait-il connu votre arrière arrière grand-père
que cela aurait été le même topo. Impression
toujours désagréable, on se croyait libre, indépendant,
enfin affranchi et prêt à montrer des dents et à
mordre si nécessaire, et puis tout à coup un quidam
arrive, vous apostrophe et vous dit : "tiens, c'est fou, vous
êtes le portrait craché de votre père".
Et hop vous vous retrouvez placé dans une chaîne continue,
sacrée génétique, un maillon voilà tout,
l'hérédité castre un peu la liberté.
Et un peu adieu, du coup, à l'utopie, si plaisante pourtant,
de la génération spontanée. Pire encore les
variantes, héritages de cours de vivisection du genre "oh,
vous avez le nez de votre mère, les yeux de votre père,
quant au menton, oui, c'est sûr que c'est un menton de la
branche maternelle, cette tendance au goitre, rappelez-vous la grand-tante
Ophélie…" On a l'impression alors de former un
de ces monstrueux produits hybrides, un des échelons intermédiaires
de l'hypothèse darwinienne ayant survécu on ne sait
comment, résultat d'une mutation de l'espèce en quête
d'une éventuelle réincarnation de la grand-tante Ophélie,
mutant venant tout juste de quitter les plaines de l'humanité
et n'ayant pas encore abordé sur les rives de son nouveau
Karma. Et puis, soyons lucides, je n'avais pas les dents de devant
proéminentes, ni les yeux marron, non, du plus joli caca
d'oie s'illuminaient mes prunelles.
Le lendemain ou quelques jours plus tard je la rencontrais à
nouveau en compagnie de son mari, qu'elle me présenta par
la même occasion. Une figure toute en rondeurs qui lui conféraient
une apparence — non feinte — de bonhomie, une élégance
naturelle, la tranquillité d'un homme au zénith de
la maturité confortable, la quarantaine bien sonnée.
J'étais plutôt insouciant à cette époque,
je ne connaissais pas l'existence de leurs enfants, à vrai
dire j'avais vraiment autre chose en tête, l'été,
le bleu du ciel, des choses sérieuses quoi. J'en restais
donc pour ma part aux salutations d'usage, y voyant simplement la
rencontre de mes voisins d'au-dessous, charming, l'amorce d'une
joyeuse communauté d'escalier, connaître ses voisins
revient à pouvoir laisser son chat en garderie, quoique personnellement
j'emportasse Nietzsche dans tous mes déplacements. Vous allez
me dire, mais qui est ce Nietzsche, auquel nous n'avons pas été
présentés ? Nietzsche se trouve être mon chat,
ou plutôt, un chat qui me tient souvent compagnie. Vous me
direz, je l'entends déjà d'ici, c'est le coup classique
du chat, mais pourtant Nietzsche existait bel et bien, je l'avais
appelé ainsi parce qu'il possédait la même moustache
que Friedrich, à quelques détails près, aussi
je vous prierais de croire à son existence et de le respecter,
il se pourrait bien qu'il soit en train de vous observer, depuis
votre propre fenêtre, à racler le carreau de ses griffes
— naturellement acérées, certaines de mes chairs
meurtries peuvent en témoigner —, et son œil vert
vous fixe étrangement tandis que son œil bleu vous lance
un regard lourd de conséquences à venir.
Nietzsche avait débarqué dans ma vie sans prévenir,
comme par enchantement. Il était vrai que depuis longtemps
je désirais un chat, un vrai chat, bien évidemment
de couleur noire — noire comme seule une âme sait naturellement
l'être —, destiné à satisfaire mes inclinaisons
romantiques, souvenirs de grandes figures félines couchées
sur l'accoudoir de non moins illustres plumes, mais aussi pour m'aider
concrètement dans mon existence quotidienne, projection de
mon exigence et rappel de ma conscience. Mais jusqu'alors je n'avais
pu y satisfaire, mes logements successifs s'obstinant à ne
pas dépasser 10 m2, insuffisant pour subvenir aux besoins
lebensraumesques d'un chat et d'un homme, du moins pour Nietzsche.
J'avais décidé qu'il s'appellerait ainsi depuis longtemps,
comme ces filles mères qui depuis l'âge de 12 ans nomment
leurs futurs enfants, Alexandra si c'est une fille et si c'est un
garçon, non, de toute façon ce sera une fille, le
temps qu'elles les mettent au monde le garçon a 37 prénoms
et sa descendance est nominativement assurée pour les trois
siècles à venir. À la différence près
que lorsqu'on appelle un enfant par son nom celui-ci vient à
vous et presto avec ça, sinon ce sont des taloches qu'il
mérite, alors qu'un chat affublé d'un nom revient
à une château sans bibliothèque disposant des
œuvres complètes de Lamartine, jamais il n'y répondra,
ce nom vous sert surtout à vous et je ne l'avais nommé
ainsi qu'en hommage aux vibrisses de Friedrich, rien d'autre mais
que vous faut-il de plus de toute façon, si, les sonorités
éternuantes du mot. Ainsi, Nietzsche était apparu
peu après mon aménagement, égaré sur
le toit avoisinant, me regardant avec circonspection. J'avais ouvert
un peu plus ma fenêtre, il était venu chez moi, et
depuis il y était resté, allant et venant, se nourrissant
exclusivement à l'extérieur en grand seigneur, n'apparaissant
que selon son bon plaisir, pour me tenir compagnie, lustrer son
poil et dormir. Voilà. Voilà voilà voilà.
Quelques temps plus tard, par un après-midi qui s'annonçait
tout bonnement merveilleux, la maternelle d'à-côté
ayant fermé ses portes pour les vacances d'été
ce qui me dispensait des incessantes piailleries enfantines, des
vrais sauvages, surtout la chaleur venue quand l'institutrice avait
eu la superbe idée de leur apprendre à chanter et
danser au son du tambour dans la cour, toutes les trois minutes
une sorte de gong tonitruant résonnait dans mes oreilles,
enfin les vacances, bénies, je m'apprêtais à
entreprendre une sieste bien méritée lorsqu'une alarme
se déclencha dans les environs. Une sonnerie insistante,
mais suffisamment lointaine pour que je crusse un moment pouvoir
en faire abstraction. Malheureusement, plus le temps passait et
plus j'avais l'impression que cette alarme stridente me perçait
les tempes, je sortis pour en avoir le cœur net, connaître
au moins l'origine spatiale de ce son aurait pu m'apaiser, du moins
je me le figurais. Mais sitôt sur le palier je compris que
cet hurlement électrique venait juste d'en dessous, oui ce
genre de sirène qui vous donne des élancements, qui
vous fait perdre l'équilibre mental et physique, qui vous
rend fou, qui ne fait pas fuir les éventuels cambrioleurs
mais qui les annihile sur place, les sonne, leur crève les
tympans, les réduit à merci et les rend hagards pour
un bon bout de temps. Leur glace le sang. En un mot : les liquéfie.
C'est donc ce qui faillit m'arriver, en passant (rapidement, puisque
mon corps ne pouvait physiquement tolérer de rester sur place,
même en se bouchant les oreilles) ; je sortis dans la cour,
mais personne n'avait l'air de s'en préoccuper, la cour et
l'arrière-cour étaient désertes, je revins
seul chez moi, petit à petit m'énervant, de mauvaise
humeur maintenant. Après un certain temps de supplice, je
décidai de prendre les choses en main. Je téléphonai
à droite et à gauche, mais en vain, personne ne répondait.
Je redescendis dans la cour et trouvai la concierge — non
pardon, la gardienne — et tout un petit monde en effervescence.
C'est à cette occasion, enfin, que je vis la personne qui
allait pouvoir résoudre le problème, à savoir
la fille de mes voisins, vêtue d'une grande robe noire qui
lui descendait jusqu'aux chevilles silhouette plutôt mince
et diablement pâle. L'espace d'un instant je la pris pour
une apparition, un oracle quasi-miraculeux, celle qui allait pouvoir
restaurer le silence en appuyant délicatement de son index
gracieux sur un bouton quelconque dissimulé derrière
une armoire, non pas celle-ci, c'est le coffre-fort, ce bienheureux
silence qu'on néglige si souvent, qui nous paraît si
insignifiant, comme l'eau plate, restez seulement deux jours sans
boire une goutte vous verrez, cette même eau plate vous semblera
le plus exquis des nectars. Mais quand je m'aperçus qu'elle
ne pouvait rien faire (des personnes munies des meilleures intentions
ayant malencontreusement, entre-temps, cassé le mécanisme
de l'alarme en voulant le réparer), cette pensée s'évapora
et je pus la regarder avec lucidité. Je ne la trouvais pas
particulièrement jolie, échangeais deux trois mots
avec elle, sans plus. Une gamine voilà tout. Il faut dire
à sa décharge que j'étais passablement exaspéré,
la tête hésitant entre la marmelade et la bouillie
pour chat, pardon Nietzsche, comme quoi, il en faut peu pour déstabiliser
un homme, prenez, moi : mais c'est une autre histoire. Et justement,
elle n'y était pour rien. Quant à Nietzsche, le chien,
il était parti depuis longtemps sur les toits, il avait été
tellement indisposé qu'il mit trois jours avant de bien vouloir
revenir. Enfin le silence revint, le ciel put redevenir bleu et
l'été claironner sa gaieté.
Deux semaines environ passèrent sans encombres, j'avais désormais
apprivoisé ma nouvelle habitation et je commençais
tout juste à pouvoir envisager l'extérieur sereinement.
Je n'entendais plus l'alarme me forer les tempes de l'intérieur,
ce qui m'avait plutôt aidé dans l'entreprise. C'est
alors que je retombai nez à nez avec les parents, par une
belle soirée étoilée, qui me présentèrent
par la même occasion leur chien, une espèce de petit
tas poilu à la langue pendigouillante vraiment affreux, qu'ils
étaient en train de promener. Ou était-ce le chien
qui promenait ses maîtres, mine de rien ? L'un revient à
l'autre, mais l'ambivalence m'a toujours séduit dans sa théorie
et les infinies ramifications qu'elle offre à l'entendement
humain sur la nature de nos liens avec ces animaux que nous qualifions
de "domestiques", piètres remplaçants de
nos esclaves antiques et souvent plus estomacs ambulants que témoignages
d'affection, ersätze de l'être aimé quand ils
ne se rebellent pas et ne viennent pas vous mordiller les orteils
quand vous étreignez pour la première fois le lit
de votre belle, en fait il s'agit du lit des parents, l'animal domestique
vous regardant œuvrer les oreilles dressées avec de
petits gémissements, âme vigilante de la maison bafouée,
pire encore que le portrait en pied de l'ancêtre, jusque dans
vos actions, bourreau à venir… Non, sérieusement,
un chien promène toujours ses maîtres, ne serait-ce
que par des prétextes d'hygiène ou de morale. Nous
nous dîmes bonsoir, bonsoir comment allez vous, et séante
tenante ils m'invitèrent à dîner pour le lendemain
même. Pris au dépourvu je ne pus penser à une
raison valable pour m'excuser, et j'acceptais donc avec joie et
bonheur. Ils me dirent même que leur fille Clochette —
eh oui — se joindrait à nous, quel heureux hasard,
mais à vrai dire je n'en conservais pas un souvenir impérissable.
Tout au plus la vague et presque instinctive curiosité de
rencontrer une jeune fille de 17-18 ans. Absolument pas une raison
suffisante en soi. Je me retins pour ne pas demander si le tas de
poils ne serait pas là lui aussi, pendant qu'on y était.
Enfin, autant en emporte les violettes et les citrouilles, je me
recommandai à Saints Sylvestre et Valentin.
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