II
À ce dîner
justement, puisqu'on l'évoque, le courant était plutôt
bien passé, il avait même été question
de m'inviter un de ces week-ends au bord de la mer à faire
de la planche à voile, pardon, du funboard. Clochette avait
été placée à ma gauche, nous avions
vraiment fait connaissance à cette occasion, je la trouvais
sympathique, gentille, souriante, amusante, mais sans plus. Je l'interrogeais
sur ses projets, sur ses passions, mais seule la curiosité
m'animait alors. Le cadre était superbe quant à lui,
au cœur de l'été turgescent nous nous trouvions
sur une terrasse ombragée à savourer le soleil qui
se couchait juste alors et des langoustines exquises, je ne sais
pas s'il s'agissait du coucher de soleil, des langoustines ou des
deux à la fois, mais cela aurait pu être le commencement
— ou son prétexte — d'une bien belle histoire.
Le golf attenant à la terrasse achevait de verdoyer, une
tendre brise venait à point nommé rafraîchir
nos visages, l'on pouvait même entendre, parmi les rares accalmies
de la conversation trépidante, le bruissement des arbres,
la ville elle-même luisait de tous ses reflets de plexiglas
dans le lointain, en contrebas… Cependant septembre venu tout
cela ne fut plus évoqué, et ressembla furieusement,
une fois de plus, à une chimère comme une autre, avec
deux ailes griffues, une queue de lion et une gueule de vampire.
C'est à peine si je ne crus pas avoir imaginé cette
offre, faite dans le feu de la conversation… J'appris par
la suite à ne pas faire attention à ce genre de proposition,
mondanités partant d'un bon sentiment, mais rien de concret,
au-delà de l'intention. De toute façon j'aurais sans
doute décliné leur offre, la perspective de partir
avec leur bande de copains ne m'enthousiasmait pas vraiment, même
si je ne les connaissais pas encore alors. Et même si la planche
à voile (je n'en étais pas quant à moi, je
le regrette, au stade du funboard) a été de tous temps
un des rares sports dont je fus accro — ces vertigineuses
sensations que l'on éprouve agrippé à son winchbone,
glisser sur l'eau et fendre les vagues, décoiffant, tout
simplement décoiffant —, j'étais beaucoup trop
sauvage pour que cela ne se passe pas très mal, auquel cas
toutes mes chances de découvrir Clochette auraient été
hypothéquées.
Car si elle ne m'avait pas fait une impression inoubliable sur le
moment, sitôt venu le moment de partir et puis une fois rentré
chez moi je m'étais aperçu qu'elle avait eu un certain
impact, voire un impact certain, sur ma personne, et je m'étais
mis alors à vouloir la revoir. Bien évidemment, avec
ma chance habituelle, elle partait en vacances deux jours plus tard,
je ne devais pas apercevoir le bout de son nez avant au moins un
mois. Très désagréable sensation d'une bouchée
d'un savoureux mille-feuilles qu'on vous glisse les yeux fermés
dans la bouche, vous ne connaissiez pas, vous mastiquez et puis
vous avalez, c'est excellent et vous y avez pris goût, et
voilà qu'on soustrait le reste de la pâtisserie, vous
avez beau tirer la langue et faire le beau, peine perdue, vous devez
attendre au moins un mois avant de pouvoir en reprendre, au risque
qu'il soit ranci d'ici là, pas Clochette bien sûr mais
mon désir de la revoir. Pourtant le processus était
inévitablement engagé — au cœur de la grossière
digestion le métabolisme subtil —, je commençais
à m'intéresser à cette petite personne, j'en
arrivais à l'attendre, mes pensées trébuchaient
sur elle de plus en plus souvent, et son prénom résonnait
en moi comme la goutte de Tequila qui tombe au fond du gosier et
puis se répand dans les intestins. De la cloche à
la timbale, Cloch…ette, si l'on me permet cet exécrable
jeu de mots.
À l'issue de ce dîner et dans les jours qui suivirent,
je me dis en fait : enfin une jeune fille de 17-18 ans qui n'est
pas une belle plante insipide ou une insignifiante pimbêche
comme j'en ai vues si souvent, qui m'écœurent de toute
curiosité envers cette catégorie de la population,
qui m'ennuient au-delà de toute mesure, ces jeunes pousses
qui mettent un temps infini à croître et s'épanouir,
à choisir au restaurant, qui ne font que vous répondre,
qui n'ont aucune conversation, d'un certain côté on
dirait qu'elles sont toutes sœurs siamoises, des corps différents
pour une seule et même bouche proférant les éternelles
insignifiances d'usage, ces frêles brindilles bourgeonnantes
qui plus elles sont jolies plus se croient belles — quoique
beauté ne soit pas forcément vice — et le centre
du monde, qui sans cesse passent la main dans leurs cheveux, hoquettent
de coquetterie et exhibent une pruderie qui se voudrait de bon aloi
ne révélant en fait que la proportion de leur débauche,
débauche de médiocrité en tous cas. Je me dis
: enfin. Enfin une personne qui possède un caractère,
une véritable personnalité. Quelqu'un qui a du tempérament,
du chat, quelqu'un que l'on n'est nullement obligé de traîner
par sa laisse. Évidemment elle ne doit pas être facile,
cela ne doit pas être drôle tous les jours même,
mais c'est le juste revers de la médaille. Je me dis en fait
: enfin quelqu'un de vivant. Une sanguine comme je les aime, dont
je pourrais me goinfrer pendant quelques temps. Nietzsche, allongé
près de la fenêtre, me contemplait avec une certaine
suspicion, clignant des yeux.
Assis tout en haut de la montagne je considérais le tendre
esquif de papier mâché que je venais de lancer dans
le ruisselet, paisiblement entamer son périple, sans cesse
aller buter contre quelque caillou affleurant à la surface,
puis le contourner et poursuivre son petit bonhomme de chemin. Au
début de mon installation en effet, j'avais trouvé
cela un peu honteux que de devoir emprunter un escalier de service
pour accéder à mon logement. Pour le phénix
que je souhaitais devenir, j'entends. Il est vrai, réflexion
faite, que ce n'était qu'un entresol. Et puis je m'étais
récemment dit que jamais je n'allais rencontrer mes voisins
d'en dessous puisqu'ils utiliseraient l'escalier principal. Mais
à ma grande surprise je les croiserai plus souvent que je
ne l'espérais dans cette partie-là de l'édifice.
Surtout ma voisine, quel heureux hasard, sa chambre se situant beaucoup
plus près de la cuisine que de la porte principale. Ses parents
et son frère utilisaient plus volontiers l'escalier de la
première cour, tandis que la fille usait de ces marches-ci,
une chose de plus à mettre au compte des coïncidences
destinées à nous rapprocher. Plus besoin d'échelle
de corde, grâce à cet escalier ; je nous voyais déjà,
dans quelques temps, le bénir, car il nous permettrait de
rester incognito, de préserver le secret de notre amour,
de notre liaison. Nous raserions les murs de la cour prenant garde
d'allumer l'éclairage extérieur, nous pénétrerions
dans l'arrière-cour et nous glisserions furtivement dans
la cage d'escalier, étouffant nos rires émus, à
l'abri des regards indiscrets, des commérages et des ragots.
Cet escalier serait donc un espace privilégié de rencontres,
je le considérais en tant que tel, ce qui n'était
pas plus mal d'ailleurs et compensait un tant soit peu sa laideur
blafarde, grisâtre, verdâtre parfois même selon
le coefficient des marées atlantiques, qui comme chacun sait
a une part déterminante dans notre comportement citadin.
Le sentiment parfois préfère emprunter de curieux
petits sentiers de traverse pour mieux se révéler
; lorsque je dévalais cet escalier, je ne pouvais m'empêcher
de procéder à une imperceptible pause au niveau du
palier d'en dessous, ralentissement que personne n'aurait remarqué
si ce n'est moi, à la façon légèrement
plus accentuée dont je fixais, non plus la méchante
moquette beigeasse, les murs grisâtres ou la rampe de fer
à la peinture noire écaillée qui tournicotait
jusqu'en bas, mais la porte hermétiquement close, avec à
sa gauche, à hauteur d'homme, blanche protubérance
saillant d'un rond méchamment marron, le bouton de la sonnette.
Je ne prenais pas le temps de m'arrêter bien entendu, mais
je fixais non sans une certaine intensité la porte et son
bouton de sonnette, que j'avais parfois très envie d'enfoncer,
ne serait-ce qu'en passant. Cela me démangeait en fait, tels
les premiers symptômes d'une gangrène galopante. Sous
un quelconque prétexte, je ne sais pas, moi, un tire-bouchon,
un casse-noix, une fourchette, une bougie car on m'aurait coupé
le courant, un aspirateur, un quelconque objet manquant qui m'aurait
permis de sonner, peut-être même si tout se passait
bien de rentrer dans la cuisine, de m'attarder un peu, de faire
le tour des lieux. Tout cela pour une démangeaison : il fallait
une ponction, faire couler le sang, contre la gangrène risquer
l'hémorragie, ne pas finir comme Arthur à Marseille
surtout, je n'avais encore rien écrit, mon projet de roman
se réduisait toujours à la feuille blanche que j'avais
pris soin de poser au centre de mon bureau, un peu jaunie déjà
d'ailleurs ; je n'étais pas papa mais parrain, je songeais
déjà à ma filleule, même si sa dotation
ne constituait pas ma seule justification.
Devant cette porte gisait un paillasson à la propreté
douteuse, je m'en souviens car j'avais coutume de remarquer, alors
que je passais à sa hauteur, l'amortissement du bruit de
mes pas quand mon pied droit s'y aventurait, dans le sens de la
descente, ou le pied gauche en montant. Sur ce paillasson que manifestement
personne ne prenait en main, traînait de temps en temps, mais
plus souvent que ne l'aurait laissé se faire un pur hasard,
un bout de plastique qui sert habituellement à fermer les
sacs-poubelles. À chaque fois que je voyais ce fil j'éprouvais
un certain agacement, car la tentation était grande de le
ramasser, je le considérais peut-être comme l'un des
premiers signes d'un abandon qui plus tard confinerait à
la déchéance, qui rongerait la porte tel un acide,
et alors s'attaquerait sournoisement à la cuisine et puis
à l'habitation tout entière, avec d'affreux petits
chuintements, contaminant chaque pièce sur son passage, déchiquetant
choses et êtres sans rémission, jusqu'au néant
ultime où cendres, poussière et abandon règneraient
dans un silence de désolation. Et je voulais, obscurément,
y remédier avant qu'il ne soit trop tard, persuadé
que si dès maintenant j'apportais mon humble contribution,
si je me mettais à l'ouvrage sans plus attendre, demain surgirait
une imposante cathédrale comme on n'en fait plus, persuadé
que chacun de ses propres gestes à soi est répercuté
à des dizaines, des centaines et des milliers de mètres
et de kilomètres de là, par d'autres frères
humains qui eux aussi, chers semblables, ramasseraient qui un bout
de plastique, qui un tire-bouchon cassé, qui une fourchette
ébréchée, qui un aspirateur hors d'usage parce
qu'il en aurait fait collection au lieu de se tenir bêtement
les mains à ne rien faire comme les enfants de la Terre (Ah
– quand les poules / quand les poules / quand les poules,
Ah – quand les poules auront des dents… à fredonner
sur l'air de Ah – ça ira, ça ira, ça
ira…).
Mais jamais je ne faisais le geste nécessaire, un sentiment
complexe m'en empêchant : d'une part la certitude que cela
ne m'appartenait pas d'interférer ainsi dans la vie domestique
de ces gens, à travers ne serait-ce que leurs détritus,
d'autre part qu'un tel geste ne relevait pas du locataire en bonne
et due forme que j'étais, de l'étage d'au-dessus et
donc hors compétences, et enfin le soupçon que ce
geste, émanant de ma part, s'il venait par malheur à
être découvert, dévoilerait mes intentions cachées,
chose d'autant plus risquée que moi-même je ne les
connaissais pas vraiment, ces intentions, du moins au commencement.
Et quand j'énonce que je ne les connaissais pas, c'est que
je n'en soupçonnais pas même l'existence, ingénu
que j'étais. Un vague pressentiment voilà tout. D'autant
plus — le hasard devenant véritablement vicieux, parfois,
à provoquer en votre esprit des arrières pensées
coupables, à s'insinuer entre vous et votre innocence brandie
— que ce fil de plastique, non content de traîner sur
le paillasson, s'insinuait parfois jusqu'à sous la porte.
L'enlever aurait alors signifié une intrusion, presque une
effraction, dans une propriété privée, et qui
plus est sextuplait au moins les chances qu'on me découvre,
de l'intérieur. Un attentat à la pudeur sûrement.
Un viol, peut-être. La porte se serait brusquement ouverte
et l'on m'aurait demandé "pourquoi", ce seul mot,
implacable, "pourquoi", et j'aurais rougi, bredouillé,
n'aurais su que répondre, je serais alors passé pour
un maniaque doublé d'un analphabète, ce qui n'aurait
vraiment pas constitué une bonne introduction en la matière,
c'est le moins qu'on puisse dire.
Aussi je passais sagement mon chemin, regardant seulement la surface
grisâtre de la porte, tendant l'oreille pour tenter de savoir
si des gens se trouvaient juste derrière et, si c'était
le cas, déceler rien qu'à l'écoute ce qu'ils
fabriquaient dans la cuisine. Je tendais l'oreille, je peux bien
l'avouer maintenant, plus qu'une humaine curiosité ne l'aurait
décemment permis. La curiosité n'était pas
seule en cause ici. Je tâchais, pendant le court instant que
je passais devant la porte, aidé en cela par le fait que
si je ne pouvais empêcher le bruit de mes pas sur les marches,
le passage sur le palier était quant à lui relativement
silencieux, de discerner des voix, ou des bruits de couverts ou
de cuisine, surtout si préalablement j'avais eu le nez agréablement
chatouillé par le fumet d'un plat qui mijotait (je tenais
la cuisinière en haute estime, d'après cette alléchante
indication). Quand j'entendais des voix, je tentais avec délectation
d'en reconnaître le ou les propriétaires, ce en quoi
je réussissais généralement (d'où la
délectation), l'entreprise n'étant pas d'une grande
difficulté (d'où un certain plaisir facile, à
défaut de délectation). Une des règles de mon
existence, ou plutôt, de ma conception du plus élémentaire
des savoir-vivre, étant de ne jamais me lancer dans une entreprise
que je n'étais pas certain de mener à bien, ce qui,
entre parenthèses, ne limitait pas trop l'envergure de ma
balourdise car comment pouvais-je savoir si je réussirais
l'entreprise à moins de ne la tenter tout d'abord ? C'était
inévitable. En d'autres termes, ce qui devait arriver devait
arriver.
[Ici, début de la cinquième de Beethov, filets de
brouillards défilant, trois sorcières penchées
sur leurs chaudrons à remuer une mixture jaune violacé,
puis mélodie brusquement interrompue, les sorcières
lèvent la tête et s'immobilisent.]
Chaque chose en son temps, patience, patience… Le soir venu,
quand je rentrais chez moi, je jetais toujours un coup d'œil
à la fenêtre que j'avais laissée généralement
ouverte en partant, sans doute pour m'assurer que mon chez-moi était
toujours là avant que je ne me mette à gravir les
deux étages qui m'en séparaient. J'aurais été
bien surpris sans doute si, à la place de cette fenêtre
ouverte, s'était trouvée une ouverture béante
sur le ciel ou la trompe d'un éléphant autour de laquelle
aurait été attaché un ballon rouge gonflé
à l'hélium qui justement se serait élancé
vers le bleu de l'azur. Je ne pouvais m'empêcher ce faisant
de laisser glisser mon regard vers la droite, un demi étage
en dessous, pour tenter d'apercevoir de la lumière. Je m'étais
même mis à observer les récurrences, la position
des stores composés de lattes parallèles blanches
que je mettais en rapport avec l'heure qu'il était, je voyais
ainsi de temps en temps la silhouette de la plante verte qui émergeait
derrière le velux situé le plus à gauche, qui
frémissait coquettement sous les assauts d'un courant d'air
coquin, ou si aucune lumière ne filtrait je vérifiais
l'heure de ma montre, me disant que l'occupante de la pièce
devait être en train de dîner, et effectivement, quand
je tournais les yeux vers les petites fenêtres de la cuisine
j'y voyais de la lumière. Cruelle chasse au gaspi.
Ou alors aucune lumière n'était visible où
que ce soit à l'étage, l'appartement étant
déserté. C'est ce que je concluais, suspectant toutefois
que ses habitants se complaisaient de temps en temps à se
tapir dans le noir, comme cela, par plaisir, par jeu, pour déjouer
mon sens de l'observation, je soupirais furtivement et rentrais
chez moi la tête basse, voué à ma solitude au
pesant fardeau. Un peu à gauche se trouvait une plus grande
ouverture, je savais qu'elle correspondait à la pièce
de la salle à manger, où trônait habituellement
la télévision. Mais pour moi il y avait jusqu'à
là une trop grande distance, cela ne m'intéressait
plus guère, et puis la télévision était
un phénomène en soi, retors. Chez ces gens elle possédait
la particularité d'émigrer de pièce en pièce
au gré de ses humeurs, chaque fois que je viendrai je la
retrouverai à un endroit différent. Dans une chambre,
dans la salle à manger, dans un des salons, le poste de télévision
ne pouvait absolument pas constituer un repère fiable. Je
reportais invariablement mon attention sur le coin situé
au-dessous de mon logement, et sur l'aile droite, déjà
déçu, entre rester seul et être solitaire il
y a un monde, une lumière en dessous de chez moi m'aurait
sans doute réconforté, dernier hoquet d'enfance mal
digérée où l'on a peur de se retrouver dans
le noir, dans son immense chambre, et puis on ne sait jamais un
incendie aurait pu se déclarer, ou une fuite d'eau, nombreuses
et menaçantes s'amoncelaient les possibles catastrophes,
cauchemars des compagnies d'assurance, leur lumière m'aurait
apparu alors, dans les tourments, comme le phare salvateur, mon
ange gardien, je me serais senti plus fort et j'aurais combattu
vaillamment, certain d'un prochain secours, tel le soldat de seconde
classe troyen qui sait que le grand Hector au casque étincelant
accourt à la rescousse.
Évidemment, quand je rentrais chez moi, je ne jetais à
tout cela qu'un coup d'œil furtif, pour éviter d'être
surpris à la dérobée. Il me semblait presque
évident, puisque moi-même je me livrais à ce
genre d'observation, que quelqu'un d'autre, tapi dans quelque coin
d'où je ne pouvais le détecter, avait le même
genre de comportement, et m'observait attentivement, riait peut-être
même sous cape. Un chenapan quelconque, un des garnements
de la concierge, ou encore la Mort à l'immense faux rouillée
réajustant sa soutane. Avant de frapper. Sans doute ne s'agissait-il
que de la matérialisation de ma conscience — il se
trouve honnêtement que j'avais un peu honte de moi —
mais je ne pouvais vraiment pas y remédier, un regard vers
le haut était tellement facile, une véritable habitude
s'était ancrée. Et à moins de s'affranchir
de cette habitude en lui en substituant une autre, essayer de la
contrer équivalait à lui conférer, par contrecoup,
le rang de torture, elle n'attendait que cela pour redoubler d'intensité
la misérable. Ce qui m'aurait fait souffrir inutilement,
et doublement. En regardant les trois fenêtres de l'aile droite
j'espérais en fait y découvrir une silhouette humaine,
échanger peut-être même un regard, une salutation
ou je ne sais encore quel signe de connivence, voire même
de complicité. Mais jamais cela ne se produisit.
Vers la fin j'en viendrai même, quand je verrai non seulement
de la lumière mais aussi une fenêtre entrebâillée
— c'était signe que l'été battrait son
plein, cette période bienheureuse —, j'en viendrai
même à tousser, à essayer de manifester ma présence
d'une manière ou d'une autre, à siffler aussi, juste
deux trois notes du genre "voilà, je suis là,
je suis rentré ! Où es-tu ?". Mais seul le silence
me répondrait, et j'en serais pour mes frais, à défaut
de fausses factures. En fait une silhouette humaine se dissimulerait
derrière une porte ou dans un coin, et au moment où
je me serais mis à croire qu'elle n'était pas là,
partie faire des courses ou aller bavarder avec son inséparable
amie qui habitait deux rues plus loin, elle aurait bondi pour m'emprisonner
de sa paire de bras, ou aurait mis ses deux mains sur mon couple
d'yeux, j'aurais sentis son doux binôme de paumes sur mes
paupières brûlantes, elle aurait hurlé à
mon oreille "Qui c'est ?" me rendant à moitié
sourd et j'aurais répondu en m'égosillant "c'est
toi !" en lui postillonnant à la figure, quelle enfant,
nous nous serions battus pendant un bon petit moment comme trois
jeunes chiots, tout à notre joie de nous retrouver…
Pour un peu cela aurait pu même paraître ridicule. Et
chaque jour nous aurions recommencé notre manège,
pour ma part oubliant une fois sur deux étant distrait de
nature, puis faisant mine d'oublier pour que le jeu continue, craignant
de la vexer, elle-même procédant pareillement ce que
je n'aurais pas su, jusqu'au jour où nous en aurions parlé
ouvertement, nous disant mutuellement que ce jeu était idiot,
cela faisait vingt ans que cela durait, et puis maintenant que je
portais des lunettes et qu'elle boitait un peu ce n'était
plus aussi drôle, bon sang mais nous n'étions plus
des gamins ; alors nous nous serions souris tristement, chacun sentant
en lui une micro fracture s'opérer, la perte d'une pépite
d'enfance, eh oui, en additionnant nos âges nous aurions formé
un octogénaire tout à fait respectable, je le voyais
déjà, celui-là, en train de cheminer dans la
rue au rythme de la digestion d'un hippopotame.
Justement, qui dit hippopotame suggère moyen de locomotion.
J'observais ainsi le ballet des deux véhicules que possédaient
les habitants d'en dessous. Je pouvais discerner, à la présence
de l'un ou de l'autre, qui avait le plus de chance de se trouver
dans l'appartement. Quand je pénétrais dans l'arrière-cour
donc, non seulement je regardais vers le haut, mais aussi immédiatement
à ma droite, là où se trouvait leur emplacement
de parking. Je cherchais d'autres indices qui m'auraient renseigné
plus encore, je regardais ce qui gisait sur la dunette arrière
de la Peugeot 205 CTI décapotable immatriculée 99
JJY 75 par exemple, la marque imprimée sur les sacs en plastique
qui y traînaient parfois, et mille et une choses infinitésimales
que mon œil de faucon pouvait y déceler. Tout indice
était pour moi sujet de satisfaction. Je ne vois pas en quoi
cela pouvait me réjouir, de savoir que le soir du 17 ils
avaient été se procurer un gâteau chez Hédiard,
mais bon, je m'en réjouissais quand même, les faits
sont les faits et réciproquement. Puis je rentrais chez moi,
manifestais ma présence en allumant les lumières,
fermais bruyamment la fenêtre et ramenais le ballon rouge
à l'intérieur, ne manquant jamais à l'occasion
de jeter un coup d'œil en dessous, où je pouvais apercevoir,
par un velux plus petit qui me faisait presque face, la plante verte,
non plus simple silhouette mais belle plante en chair et en os,
feuilles et tronc plantureuse, sous un angle différent. Cependant
je voyais de temps en temps d'autres détails, comme un vêtement
jeté à même le sol, ou encore une paire de chaussures,
ou des objets que je n'arrivais pas bien à identifier en
un seul coup d'œil. Il aurait fallu pour cela que j'observe
l'objet suffisamment longtemps, ce qui était tout à
fait impossible. Je prenais garde en effet de ne pas m'attarder,
car de ce poste d'observation j'étais aisément identifiable.
Je me détestais parfois, dans ces moments-là, me sentais
visqueux, comme un de ces répugnants cloportes qui vous épie
à tous les coins de rues, un voyeur nauséabond, je
me sentais médiocre, misérable, méritant un
coup de talon voilà tout. Telle la craintive étrille
terrée au fond de son trou rocheux qui vous considère
approcher avec votre crochet de ses deux yeux globuleux, saillant
de peur. Car je ne connaissais pas encore les véritables
causes de mes agissements, c'était une première en
la matière puisque auparavant, dans mes différents
logements, jamais je n'avais agi de la sorte, à agiter ainsi
frénétiquement mes petites pinces.
Mine de rien, l'été touchait presque à sa fin
et rien ne se produisait, or j'avais décidé que cet
été il se passerait quelque chose ; j'en avais vraiment
assez du calme plat de l'époque, mes rêves s'étaient
taris, ma vie intérieure m'ennuyait, il fallait que je sorte
un peu de ma coquille, de ma carapace aurais-je dit dans mes beaux
jours. Mes belles résolutions du commencement commençaient
à se lézarder à leur fondement et risquaient
fort de n'être, une fois de plus, que d'aussi belles que vaines
phrases. J'avais enfilé mon costume de bain tout neuf et
je m'apprêtais à plonger dans les flots, tumultueux
flots de ce que je croyais être ma destinée. La peur
rendant clairvoyant, je pensais bien connaître les habitants
d'en dessous, à force, à cerner la petite famille
de toutes les aspérités de ses remparts ingénus.
Une famille de quatre personnes… Enfin, quatre, il y en avait
cinq en réalité, mais la petite dernière, âgée
de 12 ans, se trouvait en pension outre-Manche, je ne la voyais
jamais, entendais rarement parler d'elle, c'est comme si elle n'existait
pas pour moi. Cela peut paraître cruel, mais c'était
comme ça. Loin des yeux loin du cœur, comme diraient
les Américains… Une famille de quatre personnes donc,
la cinquième venant d'être magistralement évacuée,
nombrilisme, égocentrisme et en ce qui me concerne obligent,
à moins qu'il ne s'agisse de la pièce manquante d'un
puzzle que j'aurais achevé de composer dans quelques années,
pièce manquante que je me mettrais alors à chercher
frénétiquement dans le dédale de mes archives.
Aussi m'étais-je mis en tête de tomber amoureux de
ma voisine.
Cela serait à la fois drôle, délicieux et charmant.
Cela me rappellerait la cohorte de films et de livres qui évoquaient
ce sujet, les relations entre voisins, les histoires qui se tissent
sur un palier, entre deux étages, sentimentales et ou haineuses,
ce genre de situation immémoriale qui existe depuis l'invention
de la ville, et encore, cela devait exister dans les bourgades,
les villages, les lieux-dits, dans les cavernes des ancêtres,
entre deux stalactites ou stalagmites. J'avais procédé
par élimination : la touffe de poils montée sur pattes,
sûrement pas ; on ne joue pas avec la nourriture, a fortiori
celle de Nietzsche. Le père non plus, ce n'était pas
mon genre. La cuisinière pas plus, le fils n'y pensons pas,
il ne restait logiquement que la mère et la fille. Ô,
femmes. Il aurait été indélicat de tomber amoureux
des deux à la fois, l'une étant comme d'habitude l'antagoniste
de l'autre, la situation qui se serait développée
n'aurait engendré qu'une série d'ennuis, de complications,
de difficultés en tous genres, ce n'était pas exactement
ce que je me souhaitais pour cette saison, fussé-je mon meilleur
ami.
Il fallait donc choisir. J'optais pour la fille parce que je soupçonnais
une vague histoire entre la mère et mon père, oui,
mon propre père, bien sûr platonique, peut-être
à sens unique, en tout cas un petit quelque chose dans lequel
je ne voulais pas tomber, ne serait-ce que comme un cheveu sur la
soupe voire, on ne sait jamais, un pavé dans la mare. D'autant
plus que personnellement je possédais un indéniable
Œdipe, oui oui, tout le monde y passe. Non non, je désirais
tomber amoureux, puis être amoureux, une histoire toute simple,
une histoire sans histoires. Comme un conte de fées où
il faut chuter tel Lucifer pour ensuite devenir Satan, un exemple
parmi d'autres. Le coup de foudre, à d'autres, allons donc.
Je n'y croyais plus vraiment au coup de foudre, je persévérais
nonobstant à l'espérer vaguement, mais mon expérience
m'avertissait que je pouvais attendre longtemps à ce train,
me momifier, être pillé par des bandits au fil des
siècles et puis me faire découvrir par quelque australopithèque
occidental fouineur comme pas deux. Alors ensuite à moi les
protections blindées, les vitrines nickel, les éclairages
éblouissants, les cohortes de gamins la goutte au nez et
ruminant leur chewing-gum qui viendraient se pâmer devant
moi, avec des ah et des oh extasiés, crevant d'envie de dérouler
mes bandelettes en fait, pauvre de moi qui avait seulement désiré
attendre en paix mon coup de foudre.
Il me fallait choisir la fille, eh oui, c'est tout à fait
banal j'en conviens mais bon, elle ne me déplaisait pas trop
esthétiquement, sa personnalité avait l'air d'être
amusante, elle me distrairait. Elle me raconterait des anecdotes,
elle me divertirait, se mettrait à apprendre les secrets
de la magie pour m'en jouer des tours, avec elle chaque jour serait
une fête, un spectacle, elle danserait pour moi, chanterait
pour moi, jamais ne serait dépourvue d'idées l'hiver
venu, une fille chouette quoi, me faisant des surprises tous les
jours, un bouquet de fleurs, un cactus, une boîte à
musique, un accordéon rouge avec les petits boutons dorés,
une laisse, une couleuvre, le guidon d'une bicyclette qui se trouvait
garée devant le porche interdit de stationnement, enfin plein
de choses, autant de preuves de sa passion pour moi, elle se mettrait
même à apprendre le russe pour me le murmurer à
la nuit tombante en m'attirant à l'intérieur alors
que je fumerais ma pipe en contemplant l'horizon sur ma chaise à
bascule comme un vieux rancher du Middle West, enfin, tout ce qui
compose le menu quotidien d'une petite vie de couple amoureux et
parfaitement heureux, hop, un coup en avant, il faut communiquer,
parler, échanger, com-mu-ni-quer en quatre syllabes distinctes
surtout, et puis rire et faire rire, hop, un coup en arrière,
c'est le principal pour ne pas flancher, il n'y a pas de secret.
Cela tombait bien, franchement, parce que j'en étais arrivé
à me poser des questions : étais-je d'un tempérament
naturellement voyeur, ou un aspirant amoureux qui s'ignorait ? Car
il faut bien l'avouer, avant que je ne prenne la décision
de tomber amoureux de ma voisine, j'avais connu certains émois,
d'ordre secondaire certes, mais des émois quand même.
Par exemple me sentais-je en sa présence troublé,
confusément, il m'arrivait même de balbutier ou de
franchement bégayer. À l'époque, j'avais attribué
cela au manque de contacts humains, l'été précédent
avais-je très peu parlé — 356 mots en deux mois,
onomatopées, monosyllabes et articles compris —, étant
pour ma part resté à Paris alors que toutes mes connaissances,
amis, confrères, compagnons, arachnées, mon monde
affectif quoi, collègues, supérieurs hiérarchiques
et subordonnés se trouvaient sur une côte quelconque.
D'où une certaine difficulté à me remettre
dans le bain des conversations de la planète Terre. Mais
d'où venait donc ce sentiment d'oppression qui étreignait
mon cœur à chaque fois que je la voyais, ou encore,
pire, quand je pensais à elle ? Maintenant cela me semble
évident et me fait presque sourire, mais à l'époque
il en allait tout autrement. Je me souviens de certaines fois où
je l'aurais appelée, j'aurais été incapable
d'articuler un mot, ma voix aurait tremblé. C'en aurait été
presque gênant. Et cela ne m'était jamais arrivé
par le passé. Les symptômes me captivaient, si je les
liais à leur cause présumée, tout autant qu'ils
m'inquiétaient, quand je les prenais en tant que tels. J'aurais
même pensé consulter un médecin, si ce phénomène
en était venu à durer…
Sitôt la décision prise cependant mon âme s'apaisa,
je me retrouvais en possession de mes moyens. À tel point
que je me dis paradoxalement que je n'étais plus guère
amoureux. Mais plus tard, quand il m'arriverait de tomber sur elle
à l'improviste, les symptômes resurgiraient, plutôt
sous la forme d'une certaine précipitation verbale, d'un
emballement des mots, ceux qui ont si peur du silence, frisant la
dyslexie, de ces mots qui dépassent le fond et l'arrière-ban
de la pensée en se chevauchant, se culbutant les uns les
autres. L'émotion, la traîtresse, et son vassal à
la triste figure, l'émoi. Raisonnablement donc, je tombais
amoureux de la fille, que je nommerais désormais ma voisine
d'en dessous pour plus de commodité. Foutue manie que possède
notre espèce à vouloir mordicus apporter des noms
à des états. Pourquoi faire compliqué quand
on peut faire simple, hein, je vous le demande. Ainsi commença
notre histoire, le décor était planté, les
héros situés, les événements se pressaient
à la porte je pouvais d'ici les entendre renâcler et
se pourlécher les babines, en attendant leur heure. Sacrés
événements.
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