FRACTEUS matrice d'1 identité chaotique quantique / réflexion instable déformée évolutive aléatoire du je en mots / perceptions… MATRICE code source à multiples variables / dimensions connues et inconnues / coefficients espace temps indéterminés / ensemble apparemment ordonné / interface / témoignage… THEO BLAST sujet / terrain / 2 la matrice / je / est 1 / infinité (d') autre(s) / provisoirement définitif & définitivement provisoire…

 



II

À ce dîner justement, puisqu'on l'évoque, le courant était plutôt bien passé, il avait même été question de m'inviter un de ces week-ends au bord de la mer à faire de la planche à voile, pardon, du funboard. Clochette avait été placée à ma gauche, nous avions vraiment fait connaissance à cette occasion, je la trouvais sympathique, gentille, souriante, amusante, mais sans plus. Je l'interrogeais sur ses projets, sur ses passions, mais seule la curiosité m'animait alors. Le cadre était superbe quant à lui, au cœur de l'été turgescent nous nous trouvions sur une terrasse ombragée à savourer le soleil qui se couchait juste alors et des langoustines exquises, je ne sais pas s'il s'agissait du coucher de soleil, des langoustines ou des deux à la fois, mais cela aurait pu être le commencement — ou son prétexte — d'une bien belle histoire. Le golf attenant à la terrasse achevait de verdoyer, une tendre brise venait à point nommé rafraîchir nos visages, l'on pouvait même entendre, parmi les rares accalmies de la conversation trépidante, le bruissement des arbres, la ville elle-même luisait de tous ses reflets de plexiglas dans le lointain, en contrebas… Cependant septembre venu tout cela ne fut plus évoqué, et ressembla furieusement, une fois de plus, à une chimère comme une autre, avec deux ailes griffues, une queue de lion et une gueule de vampire. C'est à peine si je ne crus pas avoir imaginé cette offre, faite dans le feu de la conversation… J'appris par la suite à ne pas faire attention à ce genre de proposition, mondanités partant d'un bon sentiment, mais rien de concret, au-delà de l'intention. De toute façon j'aurais sans doute décliné leur offre, la perspective de partir avec leur bande de copains ne m'enthousiasmait pas vraiment, même si je ne les connaissais pas encore alors. Et même si la planche à voile (je n'en étais pas quant à moi, je le regrette, au stade du funboard) a été de tous temps un des rares sports dont je fus accro — ces vertigineuses sensations que l'on éprouve agrippé à son winchbone, glisser sur l'eau et fendre les vagues, décoiffant, tout simplement décoiffant —, j'étais beaucoup trop sauvage pour que cela ne se passe pas très mal, auquel cas toutes mes chances de découvrir Clochette auraient été hypothéquées.

Car si elle ne m'avait pas fait une impression inoubliable sur le moment, sitôt venu le moment de partir et puis une fois rentré chez moi je m'étais aperçu qu'elle avait eu un certain impact, voire un impact certain, sur ma personne, et je m'étais mis alors à vouloir la revoir. Bien évidemment, avec ma chance habituelle, elle partait en vacances deux jours plus tard, je ne devais pas apercevoir le bout de son nez avant au moins un mois. Très désagréable sensation d'une bouchée d'un savoureux mille-feuilles qu'on vous glisse les yeux fermés dans la bouche, vous ne connaissiez pas, vous mastiquez et puis vous avalez, c'est excellent et vous y avez pris goût, et voilà qu'on soustrait le reste de la pâtisserie, vous avez beau tirer la langue et faire le beau, peine perdue, vous devez attendre au moins un mois avant de pouvoir en reprendre, au risque qu'il soit ranci d'ici là, pas Clochette bien sûr mais mon désir de la revoir. Pourtant le processus était inévitablement engagé — au cœur de la grossière digestion le métabolisme subtil —, je commençais à m'intéresser à cette petite personne, j'en arrivais à l'attendre, mes pensées trébuchaient sur elle de plus en plus souvent, et son prénom résonnait en moi comme la goutte de Tequila qui tombe au fond du gosier et puis se répand dans les intestins. De la cloche à la timbale, Cloch…ette, si l'on me permet cet exécrable jeu de mots.

À l'issue de ce dîner et dans les jours qui suivirent, je me dis en fait : enfin une jeune fille de 17-18 ans qui n'est pas une belle plante insipide ou une insignifiante pimbêche comme j'en ai vues si souvent, qui m'écœurent de toute curiosité envers cette catégorie de la population, qui m'ennuient au-delà de toute mesure, ces jeunes pousses qui mettent un temps infini à croître et s'épanouir, à choisir au restaurant, qui ne font que vous répondre, qui n'ont aucune conversation, d'un certain côté on dirait qu'elles sont toutes sœurs siamoises, des corps différents pour une seule et même bouche proférant les éternelles insignifiances d'usage, ces frêles brindilles bourgeonnantes qui plus elles sont jolies plus se croient belles — quoique beauté ne soit pas forcément vice — et le centre du monde, qui sans cesse passent la main dans leurs cheveux, hoquettent de coquetterie et exhibent une pruderie qui se voudrait de bon aloi ne révélant en fait que la proportion de leur débauche, débauche de médiocrité en tous cas. Je me dis : enfin. Enfin une personne qui possède un caractère, une véritable personnalité. Quelqu'un qui a du tempérament, du chat, quelqu'un que l'on n'est nullement obligé de traîner par sa laisse. Évidemment elle ne doit pas être facile, cela ne doit pas être drôle tous les jours même, mais c'est le juste revers de la médaille. Je me dis en fait : enfin quelqu'un de vivant. Une sanguine comme je les aime, dont je pourrais me goinfrer pendant quelques temps. Nietzsche, allongé près de la fenêtre, me contemplait avec une certaine suspicion, clignant des yeux.

Assis tout en haut de la montagne je considérais le tendre esquif de papier mâché que je venais de lancer dans le ruisselet, paisiblement entamer son périple, sans cesse aller buter contre quelque caillou affleurant à la surface, puis le contourner et poursuivre son petit bonhomme de chemin. Au début de mon installation en effet, j'avais trouvé cela un peu honteux que de devoir emprunter un escalier de service pour accéder à mon logement. Pour le phénix que je souhaitais devenir, j'entends. Il est vrai, réflexion faite, que ce n'était qu'un entresol. Et puis je m'étais récemment dit que jamais je n'allais rencontrer mes voisins d'en dessous puisqu'ils utiliseraient l'escalier principal. Mais à ma grande surprise je les croiserai plus souvent que je ne l'espérais dans cette partie-là de l'édifice. Surtout ma voisine, quel heureux hasard, sa chambre se situant beaucoup plus près de la cuisine que de la porte principale. Ses parents et son frère utilisaient plus volontiers l'escalier de la première cour, tandis que la fille usait de ces marches-ci, une chose de plus à mettre au compte des coïncidences destinées à nous rapprocher. Plus besoin d'échelle de corde, grâce à cet escalier ; je nous voyais déjà, dans quelques temps, le bénir, car il nous permettrait de rester incognito, de préserver le secret de notre amour, de notre liaison. Nous raserions les murs de la cour prenant garde d'allumer l'éclairage extérieur, nous pénétrerions dans l'arrière-cour et nous glisserions furtivement dans la cage d'escalier, étouffant nos rires émus, à l'abri des regards indiscrets, des commérages et des ragots. Cet escalier serait donc un espace privilégié de rencontres, je le considérais en tant que tel, ce qui n'était pas plus mal d'ailleurs et compensait un tant soit peu sa laideur blafarde, grisâtre, verdâtre parfois même selon le coefficient des marées atlantiques, qui comme chacun sait a une part déterminante dans notre comportement citadin.

Le sentiment parfois préfère emprunter de curieux petits sentiers de traverse pour mieux se révéler ; lorsque je dévalais cet escalier, je ne pouvais m'empêcher de procéder à une imperceptible pause au niveau du palier d'en dessous, ralentissement que personne n'aurait remarqué si ce n'est moi, à la façon légèrement plus accentuée dont je fixais, non plus la méchante moquette beigeasse, les murs grisâtres ou la rampe de fer à la peinture noire écaillée qui tournicotait jusqu'en bas, mais la porte hermétiquement close, avec à sa gauche, à hauteur d'homme, blanche protubérance saillant d'un rond méchamment marron, le bouton de la sonnette. Je ne prenais pas le temps de m'arrêter bien entendu, mais je fixais non sans une certaine intensité la porte et son bouton de sonnette, que j'avais parfois très envie d'enfoncer, ne serait-ce qu'en passant. Cela me démangeait en fait, tels les premiers symptômes d'une gangrène galopante. Sous un quelconque prétexte, je ne sais pas, moi, un tire-bouchon, un casse-noix, une fourchette, une bougie car on m'aurait coupé le courant, un aspirateur, un quelconque objet manquant qui m'aurait permis de sonner, peut-être même si tout se passait bien de rentrer dans la cuisine, de m'attarder un peu, de faire le tour des lieux. Tout cela pour une démangeaison : il fallait une ponction, faire couler le sang, contre la gangrène risquer l'hémorragie, ne pas finir comme Arthur à Marseille surtout, je n'avais encore rien écrit, mon projet de roman se réduisait toujours à la feuille blanche que j'avais pris soin de poser au centre de mon bureau, un peu jaunie déjà d'ailleurs ; je n'étais pas papa mais parrain, je songeais déjà à ma filleule, même si sa dotation ne constituait pas ma seule justification.

Devant cette porte gisait un paillasson à la propreté douteuse, je m'en souviens car j'avais coutume de remarquer, alors que je passais à sa hauteur, l'amortissement du bruit de mes pas quand mon pied droit s'y aventurait, dans le sens de la descente, ou le pied gauche en montant. Sur ce paillasson que manifestement personne ne prenait en main, traînait de temps en temps, mais plus souvent que ne l'aurait laissé se faire un pur hasard, un bout de plastique qui sert habituellement à fermer les sacs-poubelles. À chaque fois que je voyais ce fil j'éprouvais un certain agacement, car la tentation était grande de le ramasser, je le considérais peut-être comme l'un des premiers signes d'un abandon qui plus tard confinerait à la déchéance, qui rongerait la porte tel un acide, et alors s'attaquerait sournoisement à la cuisine et puis à l'habitation tout entière, avec d'affreux petits chuintements, contaminant chaque pièce sur son passage, déchiquetant choses et êtres sans rémission, jusqu'au néant ultime où cendres, poussière et abandon règneraient dans un silence de désolation. Et je voulais, obscurément, y remédier avant qu'il ne soit trop tard, persuadé que si dès maintenant j'apportais mon humble contribution, si je me mettais à l'ouvrage sans plus attendre, demain surgirait une imposante cathédrale comme on n'en fait plus, persuadé que chacun de ses propres gestes à soi est répercuté à des dizaines, des centaines et des milliers de mètres et de kilomètres de là, par d'autres frères humains qui eux aussi, chers semblables, ramasseraient qui un bout de plastique, qui un tire-bouchon cassé, qui une fourchette ébréchée, qui un aspirateur hors d'usage parce qu'il en aurait fait collection au lieu de se tenir bêtement les mains à ne rien faire comme les enfants de la Terre (Ah – quand les poules / quand les poules / quand les poules, Ah – quand les poules auront des dents… à fredonner sur l'air de Ah – ça ira, ça ira, ça ira…).

Mais jamais je ne faisais le geste nécessaire, un sentiment complexe m'en empêchant : d'une part la certitude que cela ne m'appartenait pas d'interférer ainsi dans la vie domestique de ces gens, à travers ne serait-ce que leurs détritus, d'autre part qu'un tel geste ne relevait pas du locataire en bonne et due forme que j'étais, de l'étage d'au-dessus et donc hors compétences, et enfin le soupçon que ce geste, émanant de ma part, s'il venait par malheur à être découvert, dévoilerait mes intentions cachées, chose d'autant plus risquée que moi-même je ne les connaissais pas vraiment, ces intentions, du moins au commencement. Et quand j'énonce que je ne les connaissais pas, c'est que je n'en soupçonnais pas même l'existence, ingénu que j'étais. Un vague pressentiment voilà tout. D'autant plus — le hasard devenant véritablement vicieux, parfois, à provoquer en votre esprit des arrières pensées coupables, à s'insinuer entre vous et votre innocence brandie — que ce fil de plastique, non content de traîner sur le paillasson, s'insinuait parfois jusqu'à sous la porte. L'enlever aurait alors signifié une intrusion, presque une effraction, dans une propriété privée, et qui plus est sextuplait au moins les chances qu'on me découvre, de l'intérieur. Un attentat à la pudeur sûrement. Un viol, peut-être. La porte se serait brusquement ouverte et l'on m'aurait demandé "pourquoi", ce seul mot, implacable, "pourquoi", et j'aurais rougi, bredouillé, n'aurais su que répondre, je serais alors passé pour un maniaque doublé d'un analphabète, ce qui n'aurait vraiment pas constitué une bonne introduction en la matière, c'est le moins qu'on puisse dire.

Aussi je passais sagement mon chemin, regardant seulement la surface grisâtre de la porte, tendant l'oreille pour tenter de savoir si des gens se trouvaient juste derrière et, si c'était le cas, déceler rien qu'à l'écoute ce qu'ils fabriquaient dans la cuisine. Je tendais l'oreille, je peux bien l'avouer maintenant, plus qu'une humaine curiosité ne l'aurait décemment permis. La curiosité n'était pas seule en cause ici. Je tâchais, pendant le court instant que je passais devant la porte, aidé en cela par le fait que si je ne pouvais empêcher le bruit de mes pas sur les marches, le passage sur le palier était quant à lui relativement silencieux, de discerner des voix, ou des bruits de couverts ou de cuisine, surtout si préalablement j'avais eu le nez agréablement chatouillé par le fumet d'un plat qui mijotait (je tenais la cuisinière en haute estime, d'après cette alléchante indication). Quand j'entendais des voix, je tentais avec délectation d'en reconnaître le ou les propriétaires, ce en quoi je réussissais généralement (d'où la délectation), l'entreprise n'étant pas d'une grande difficulté (d'où un certain plaisir facile, à défaut de délectation). Une des règles de mon existence, ou plutôt, de ma conception du plus élémentaire des savoir-vivre, étant de ne jamais me lancer dans une entreprise que je n'étais pas certain de mener à bien, ce qui, entre parenthèses, ne limitait pas trop l'envergure de ma balourdise car comment pouvais-je savoir si je réussirais l'entreprise à moins de ne la tenter tout d'abord ? C'était inévitable. En d'autres termes, ce qui devait arriver devait arriver.

[Ici, début de la cinquième de Beethov, filets de brouillards défilant, trois sorcières penchées sur leurs chaudrons à remuer une mixture jaune violacé, puis mélodie brusquement interrompue, les sorcières lèvent la tête et s'immobilisent.]

Chaque chose en son temps, patience, patience… Le soir venu, quand je rentrais chez moi, je jetais toujours un coup d'œil à la fenêtre que j'avais laissée généralement ouverte en partant, sans doute pour m'assurer que mon chez-moi était toujours là avant que je ne me mette à gravir les deux étages qui m'en séparaient. J'aurais été bien surpris sans doute si, à la place de cette fenêtre ouverte, s'était trouvée une ouverture béante sur le ciel ou la trompe d'un éléphant autour de laquelle aurait été attaché un ballon rouge gonflé à l'hélium qui justement se serait élancé vers le bleu de l'azur. Je ne pouvais m'empêcher ce faisant de laisser glisser mon regard vers la droite, un demi étage en dessous, pour tenter d'apercevoir de la lumière. Je m'étais même mis à observer les récurrences, la position des stores composés de lattes parallèles blanches que je mettais en rapport avec l'heure qu'il était, je voyais ainsi de temps en temps la silhouette de la plante verte qui émergeait derrière le velux situé le plus à gauche, qui frémissait coquettement sous les assauts d'un courant d'air coquin, ou si aucune lumière ne filtrait je vérifiais l'heure de ma montre, me disant que l'occupante de la pièce devait être en train de dîner, et effectivement, quand je tournais les yeux vers les petites fenêtres de la cuisine j'y voyais de la lumière. Cruelle chasse au gaspi.

Ou alors aucune lumière n'était visible où que ce soit à l'étage, l'appartement étant déserté. C'est ce que je concluais, suspectant toutefois que ses habitants se complaisaient de temps en temps à se tapir dans le noir, comme cela, par plaisir, par jeu, pour déjouer mon sens de l'observation, je soupirais furtivement et rentrais chez moi la tête basse, voué à ma solitude au pesant fardeau. Un peu à gauche se trouvait une plus grande ouverture, je savais qu'elle correspondait à la pièce de la salle à manger, où trônait habituellement la télévision. Mais pour moi il y avait jusqu'à là une trop grande distance, cela ne m'intéressait plus guère, et puis la télévision était un phénomène en soi, retors. Chez ces gens elle possédait la particularité d'émigrer de pièce en pièce au gré de ses humeurs, chaque fois que je viendrai je la retrouverai à un endroit différent. Dans une chambre, dans la salle à manger, dans un des salons, le poste de télévision ne pouvait absolument pas constituer un repère fiable. Je reportais invariablement mon attention sur le coin situé au-dessous de mon logement, et sur l'aile droite, déjà déçu, entre rester seul et être solitaire il y a un monde, une lumière en dessous de chez moi m'aurait sans doute réconforté, dernier hoquet d'enfance mal digérée où l'on a peur de se retrouver dans le noir, dans son immense chambre, et puis on ne sait jamais un incendie aurait pu se déclarer, ou une fuite d'eau, nombreuses et menaçantes s'amoncelaient les possibles catastrophes, cauchemars des compagnies d'assurance, leur lumière m'aurait apparu alors, dans les tourments, comme le phare salvateur, mon ange gardien, je me serais senti plus fort et j'aurais combattu vaillamment, certain d'un prochain secours, tel le soldat de seconde classe troyen qui sait que le grand Hector au casque étincelant accourt à la rescousse.

Évidemment, quand je rentrais chez moi, je ne jetais à tout cela qu'un coup d'œil furtif, pour éviter d'être surpris à la dérobée. Il me semblait presque évident, puisque moi-même je me livrais à ce genre d'observation, que quelqu'un d'autre, tapi dans quelque coin d'où je ne pouvais le détecter, avait le même genre de comportement, et m'observait attentivement, riait peut-être même sous cape. Un chenapan quelconque, un des garnements de la concierge, ou encore la Mort à l'immense faux rouillée réajustant sa soutane. Avant de frapper. Sans doute ne s'agissait-il que de la matérialisation de ma conscience — il se trouve honnêtement que j'avais un peu honte de moi — mais je ne pouvais vraiment pas y remédier, un regard vers le haut était tellement facile, une véritable habitude s'était ancrée. Et à moins de s'affranchir de cette habitude en lui en substituant une autre, essayer de la contrer équivalait à lui conférer, par contrecoup, le rang de torture, elle n'attendait que cela pour redoubler d'intensité la misérable. Ce qui m'aurait fait souffrir inutilement, et doublement. En regardant les trois fenêtres de l'aile droite j'espérais en fait y découvrir une silhouette humaine, échanger peut-être même un regard, une salutation ou je ne sais encore quel signe de connivence, voire même de complicité. Mais jamais cela ne se produisit.

Vers la fin j'en viendrai même, quand je verrai non seulement de la lumière mais aussi une fenêtre entrebâillée — c'était signe que l'été battrait son plein, cette période bienheureuse —, j'en viendrai même à tousser, à essayer de manifester ma présence d'une manière ou d'une autre, à siffler aussi, juste deux trois notes du genre "voilà, je suis là, je suis rentré ! Où es-tu ?". Mais seul le silence me répondrait, et j'en serais pour mes frais, à défaut de fausses factures. En fait une silhouette humaine se dissimulerait derrière une porte ou dans un coin, et au moment où je me serais mis à croire qu'elle n'était pas là, partie faire des courses ou aller bavarder avec son inséparable amie qui habitait deux rues plus loin, elle aurait bondi pour m'emprisonner de sa paire de bras, ou aurait mis ses deux mains sur mon couple d'yeux, j'aurais sentis son doux binôme de paumes sur mes paupières brûlantes, elle aurait hurlé à mon oreille "Qui c'est ?" me rendant à moitié sourd et j'aurais répondu en m'égosillant "c'est toi !" en lui postillonnant à la figure, quelle enfant, nous nous serions battus pendant un bon petit moment comme trois jeunes chiots, tout à notre joie de nous retrouver… Pour un peu cela aurait pu même paraître ridicule. Et chaque jour nous aurions recommencé notre manège, pour ma part oubliant une fois sur deux étant distrait de nature, puis faisant mine d'oublier pour que le jeu continue, craignant de la vexer, elle-même procédant pareillement ce que je n'aurais pas su, jusqu'au jour où nous en aurions parlé ouvertement, nous disant mutuellement que ce jeu était idiot, cela faisait vingt ans que cela durait, et puis maintenant que je portais des lunettes et qu'elle boitait un peu ce n'était plus aussi drôle, bon sang mais nous n'étions plus des gamins ; alors nous nous serions souris tristement, chacun sentant en lui une micro fracture s'opérer, la perte d'une pépite d'enfance, eh oui, en additionnant nos âges nous aurions formé un octogénaire tout à fait respectable, je le voyais déjà, celui-là, en train de cheminer dans la rue au rythme de la digestion d'un hippopotame.

Justement, qui dit hippopotame suggère moyen de locomotion. J'observais ainsi le ballet des deux véhicules que possédaient les habitants d'en dessous. Je pouvais discerner, à la présence de l'un ou de l'autre, qui avait le plus de chance de se trouver dans l'appartement. Quand je pénétrais dans l'arrière-cour donc, non seulement je regardais vers le haut, mais aussi immédiatement à ma droite, là où se trouvait leur emplacement de parking. Je cherchais d'autres indices qui m'auraient renseigné plus encore, je regardais ce qui gisait sur la dunette arrière de la Peugeot 205 CTI décapotable immatriculée 99 JJY 75 par exemple, la marque imprimée sur les sacs en plastique qui y traînaient parfois, et mille et une choses infinitésimales que mon œil de faucon pouvait y déceler. Tout indice était pour moi sujet de satisfaction. Je ne vois pas en quoi cela pouvait me réjouir, de savoir que le soir du 17 ils avaient été se procurer un gâteau chez Hédiard, mais bon, je m'en réjouissais quand même, les faits sont les faits et réciproquement. Puis je rentrais chez moi, manifestais ma présence en allumant les lumières, fermais bruyamment la fenêtre et ramenais le ballon rouge à l'intérieur, ne manquant jamais à l'occasion de jeter un coup d'œil en dessous, où je pouvais apercevoir, par un velux plus petit qui me faisait presque face, la plante verte, non plus simple silhouette mais belle plante en chair et en os, feuilles et tronc plantureuse, sous un angle différent. Cependant je voyais de temps en temps d'autres détails, comme un vêtement jeté à même le sol, ou encore une paire de chaussures, ou des objets que je n'arrivais pas bien à identifier en un seul coup d'œil. Il aurait fallu pour cela que j'observe l'objet suffisamment longtemps, ce qui était tout à fait impossible. Je prenais garde en effet de ne pas m'attarder, car de ce poste d'observation j'étais aisément identifiable. Je me détestais parfois, dans ces moments-là, me sentais visqueux, comme un de ces répugnants cloportes qui vous épie à tous les coins de rues, un voyeur nauséabond, je me sentais médiocre, misérable, méritant un coup de talon voilà tout. Telle la craintive étrille terrée au fond de son trou rocheux qui vous considère approcher avec votre crochet de ses deux yeux globuleux, saillant de peur. Car je ne connaissais pas encore les véritables causes de mes agissements, c'était une première en la matière puisque auparavant, dans mes différents logements, jamais je n'avais agi de la sorte, à agiter ainsi frénétiquement mes petites pinces.

Mine de rien, l'été touchait presque à sa fin et rien ne se produisait, or j'avais décidé que cet été il se passerait quelque chose ; j'en avais vraiment assez du calme plat de l'époque, mes rêves s'étaient taris, ma vie intérieure m'ennuyait, il fallait que je sorte un peu de ma coquille, de ma carapace aurais-je dit dans mes beaux jours. Mes belles résolutions du commencement commençaient à se lézarder à leur fondement et risquaient fort de n'être, une fois de plus, que d'aussi belles que vaines phrases. J'avais enfilé mon costume de bain tout neuf et je m'apprêtais à plonger dans les flots, tumultueux flots de ce que je croyais être ma destinée. La peur rendant clairvoyant, je pensais bien connaître les habitants d'en dessous, à force, à cerner la petite famille de toutes les aspérités de ses remparts ingénus. Une famille de quatre personnes… Enfin, quatre, il y en avait cinq en réalité, mais la petite dernière, âgée de 12 ans, se trouvait en pension outre-Manche, je ne la voyais jamais, entendais rarement parler d'elle, c'est comme si elle n'existait pas pour moi. Cela peut paraître cruel, mais c'était comme ça. Loin des yeux loin du cœur, comme diraient les Américains… Une famille de quatre personnes donc, la cinquième venant d'être magistralement évacuée, nombrilisme, égocentrisme et en ce qui me concerne obligent, à moins qu'il ne s'agisse de la pièce manquante d'un puzzle que j'aurais achevé de composer dans quelques années, pièce manquante que je me mettrais alors à chercher frénétiquement dans le dédale de mes archives.

Aussi m'étais-je mis en tête de tomber amoureux de ma voisine.

Cela serait à la fois drôle, délicieux et charmant. Cela me rappellerait la cohorte de films et de livres qui évoquaient ce sujet, les relations entre voisins, les histoires qui se tissent sur un palier, entre deux étages, sentimentales et ou haineuses, ce genre de situation immémoriale qui existe depuis l'invention de la ville, et encore, cela devait exister dans les bourgades, les villages, les lieux-dits, dans les cavernes des ancêtres, entre deux stalactites ou stalagmites. J'avais procédé par élimination : la touffe de poils montée sur pattes, sûrement pas ; on ne joue pas avec la nourriture, a fortiori celle de Nietzsche. Le père non plus, ce n'était pas mon genre. La cuisinière pas plus, le fils n'y pensons pas, il ne restait logiquement que la mère et la fille. Ô, femmes. Il aurait été indélicat de tomber amoureux des deux à la fois, l'une étant comme d'habitude l'antagoniste de l'autre, la situation qui se serait développée n'aurait engendré qu'une série d'ennuis, de complications, de difficultés en tous genres, ce n'était pas exactement ce que je me souhaitais pour cette saison, fussé-je mon meilleur ami.

Il fallait donc choisir. J'optais pour la fille parce que je soupçonnais une vague histoire entre la mère et mon père, oui, mon propre père, bien sûr platonique, peut-être à sens unique, en tout cas un petit quelque chose dans lequel je ne voulais pas tomber, ne serait-ce que comme un cheveu sur la soupe voire, on ne sait jamais, un pavé dans la mare. D'autant plus que personnellement je possédais un indéniable Œdipe, oui oui, tout le monde y passe. Non non, je désirais tomber amoureux, puis être amoureux, une histoire toute simple, une histoire sans histoires. Comme un conte de fées où il faut chuter tel Lucifer pour ensuite devenir Satan, un exemple parmi d'autres. Le coup de foudre, à d'autres, allons donc. Je n'y croyais plus vraiment au coup de foudre, je persévérais nonobstant à l'espérer vaguement, mais mon expérience m'avertissait que je pouvais attendre longtemps à ce train, me momifier, être pillé par des bandits au fil des siècles et puis me faire découvrir par quelque australopithèque occidental fouineur comme pas deux. Alors ensuite à moi les protections blindées, les vitrines nickel, les éclairages éblouissants, les cohortes de gamins la goutte au nez et ruminant leur chewing-gum qui viendraient se pâmer devant moi, avec des ah et des oh extasiés, crevant d'envie de dérouler mes bandelettes en fait, pauvre de moi qui avait seulement désiré attendre en paix mon coup de foudre.

Il me fallait choisir la fille, eh oui, c'est tout à fait banal j'en conviens mais bon, elle ne me déplaisait pas trop esthétiquement, sa personnalité avait l'air d'être amusante, elle me distrairait. Elle me raconterait des anecdotes, elle me divertirait, se mettrait à apprendre les secrets de la magie pour m'en jouer des tours, avec elle chaque jour serait une fête, un spectacle, elle danserait pour moi, chanterait pour moi, jamais ne serait dépourvue d'idées l'hiver venu, une fille chouette quoi, me faisant des surprises tous les jours, un bouquet de fleurs, un cactus, une boîte à musique, un accordéon rouge avec les petits boutons dorés, une laisse, une couleuvre, le guidon d'une bicyclette qui se trouvait garée devant le porche interdit de stationnement, enfin plein de choses, autant de preuves de sa passion pour moi, elle se mettrait même à apprendre le russe pour me le murmurer à la nuit tombante en m'attirant à l'intérieur alors que je fumerais ma pipe en contemplant l'horizon sur ma chaise à bascule comme un vieux rancher du Middle West, enfin, tout ce qui compose le menu quotidien d'une petite vie de couple amoureux et parfaitement heureux, hop, un coup en avant, il faut communiquer, parler, échanger, com-mu-ni-quer en quatre syllabes distinctes surtout, et puis rire et faire rire, hop, un coup en arrière, c'est le principal pour ne pas flancher, il n'y a pas de secret.

Cela tombait bien, franchement, parce que j'en étais arrivé à me poser des questions : étais-je d'un tempérament naturellement voyeur, ou un aspirant amoureux qui s'ignorait ? Car il faut bien l'avouer, avant que je ne prenne la décision de tomber amoureux de ma voisine, j'avais connu certains émois, d'ordre secondaire certes, mais des émois quand même. Par exemple me sentais-je en sa présence troublé, confusément, il m'arrivait même de balbutier ou de franchement bégayer. À l'époque, j'avais attribué cela au manque de contacts humains, l'été précédent avais-je très peu parlé — 356 mots en deux mois, onomatopées, monosyllabes et articles compris —, étant pour ma part resté à Paris alors que toutes mes connaissances, amis, confrères, compagnons, arachnées, mon monde affectif quoi, collègues, supérieurs hiérarchiques et subordonnés se trouvaient sur une côte quelconque. D'où une certaine difficulté à me remettre dans le bain des conversations de la planète Terre. Mais d'où venait donc ce sentiment d'oppression qui étreignait mon cœur à chaque fois que je la voyais, ou encore, pire, quand je pensais à elle ? Maintenant cela me semble évident et me fait presque sourire, mais à l'époque il en allait tout autrement. Je me souviens de certaines fois où je l'aurais appelée, j'aurais été incapable d'articuler un mot, ma voix aurait tremblé. C'en aurait été presque gênant. Et cela ne m'était jamais arrivé par le passé. Les symptômes me captivaient, si je les liais à leur cause présumée, tout autant qu'ils m'inquiétaient, quand je les prenais en tant que tels. J'aurais même pensé consulter un médecin, si ce phénomène en était venu à durer…

Sitôt la décision prise cependant mon âme s'apaisa, je me retrouvais en possession de mes moyens. À tel point que je me dis paradoxalement que je n'étais plus guère amoureux. Mais plus tard, quand il m'arriverait de tomber sur elle à l'improviste, les symptômes resurgiraient, plutôt sous la forme d'une certaine précipitation verbale, d'un emballement des mots, ceux qui ont si peur du silence, frisant la dyslexie, de ces mots qui dépassent le fond et l'arrière-ban de la pensée en se chevauchant, se culbutant les uns les autres. L'émotion, la traîtresse, et son vassal à la triste figure, l'émoi. Raisonnablement donc, je tombais amoureux de la fille, que je nommerais désormais ma voisine d'en dessous pour plus de commodité. Foutue manie que possède notre espèce à vouloir mordicus apporter des noms à des états. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple, hein, je vous le demande. Ainsi commença notre histoire, le décor était planté, les héros situés, les événements se pressaient à la porte je pouvais d'ici les entendre renâcler et se pourlécher les babines, en attendant leur heure. Sacrés événements.



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