L'Incandescence,
suite
Théo se réveille enfin comme d'un mauvais rêve.
Il s'ébroue, se passe la main dans les cheveux, aspire profondément.
Le calme originel semble revenu, accompagnant les premiers rayons
de soleil de la saison, la chaleur timide chauffe le drap du lit,
Théo tourne un peu la tête, les bras repliés
derrière, il contemple l'azur du ciel que rien ne vient troubler,
pas la moindre écharpe blanchâtre à travers
les carreaux du verre poli aux deux battants, le bleu pâle
invitation à la plongée vers le haut.
Théo tend
machinalement ses bras vers la fenêtre, s'étire, grogne
de contentement, sourire à la bouche fermée, yeux
légèrement plissés, entrebâillés
pour ne pas être éblouis, et continuer à regarder
le ciel. la luminosité assez forte maintenant — quelques
demi-heures ont dû s'écouler — indique la fin
de la matinée, Théo vérifie sur sa nouvelle
montre présent posthume de Marie-Claire, c'est cela à
la seconde près.
Ravi de cette coïncidence
qui amorce son éveil Théo se lève, va prendre
une douche pour parachever cette sensation qui l'envahit de ressourcement,
de fraîcheur. Il allume le poste de radio, la musique grésille,
il met une cassette au hasard… Les Nocturnes commencent,
Béa apparaît aussitôt, nacrée de douceur
cependant, Théo n'éteint pas et laisse la bande se
dérouler. Rappropriation d'une atmosphère.
Oui, pourquoi laisser aux souvenirs la prédominance, le droit
de garder pour leur usage unique les lieux qu'ils ont hantés,
les fluides qu'ils ont traversés et puis accaparés
? Non, Théo ne veut pas de ça, de cette contrainte
qui limiterait terriblement son territoire, sa déambulation.
Il imagine trop bien — tous ces exemples autour de lui ! —
le topo : cette rue, ici, ce porche-là, ah non, pas là,
les plaies se réouvriraient et je ne veux plus souffrir…
Théo retrouve méthodiquement à son usage propre
les instruments, les facteurs de ses émotions passées,
prêt ensuite à s'en servir de nouveau comme cadre,
peut-être même comme ces toiles de maître qui
pourtant sont peintes sur d'anciennes toiles, une nouvelle couche
de peinture voilà tout. Ou encore, mais ce serait un peu
malheureux de penser à cela, la couche de chaux vive qu'on
dispose sur les cadavres alignés en rangées successives
pour les réduire et laisser ainsi de la place aux nouveaux
arrivants, frais occupants de la fosse commune.
Théo pense à cela en un quart de seconde, il s'habille,
enfile un vieux jean déchiré, un t-shirt immaculé,
une veste de jean (ah ! l'odeur familière, salée…),
descend prendre une noisette au Pétaouchnock. Il sent au
regard souriant du barman qu'on le reconnaît, il n'était
pas venu depuis longtemps sans doute mais il ne s'en est pas rendu
compte tellement les événements ont défilé
à toute allure, il frissonne légèrement saisi
par la fraîcheur mais trouve bientôt un emplacement
abrité du vent où il peut jouir du soleil en toute
impunité.
– Une noisette, chef ?
– Oui, bien sûr, murmure-t-il les yeux fermés
regrettant presque de ne pas avoir pris avec lui ses lunettes de
soleil.
Théo est désormais, et souverainement, lucide. Il
possède une vision claire, aiguë, de ce qui vient de
se passer. Et de même qu'il se rend maintenant compte de l'intensité
intenable qui l'a maintenu tout un temps à vif, le souffle
coupé, comblé et gisant du même mouvement, de
même sent-il son corps, son esprit, et finalement son être
tout entier se raffermir, retrouver leurs forces au travers de nouvelles
assises. Théo est fugitivement traversé par la vision
d'un chevalier de la cour du roi Arthur étincelant dans son
armure flambant neuf, le heaume rabaissé, la lance plantée
dans la terre… Il sourit de cet accès de l'imaginaire,
revient ici au PétaOuch' et s'allonge un peu plus sur son
siège, une seconde noisette fumante devant lui.
Quand il lève les yeux il peut apercevoir un bout des volets
fermés de l'appartement de Natacha, elle ne doit pas revenir
avant une semaine au moins lui a-t-elle écrit dans une carte
postale milanaise. Il soupire légèrement, croise les
bras devant lui, savoure le soleil qui chauffe à plein maintenant.
Il décide d'aller sur les quais bronzer un peu. Non pas coquetterie,
simplement affirmer un peu plus encore ce corps qu'il retrouve et
qu'il veut préparer pour en partager la jouissance avec ses
petites amoureuses…
Maintenant n'y a-t-il plus un instant à perdre se dit-il
en cherchant un coin relativement calme. Une résolution farouche
l'a envahi et l'emplit désormais, frémissante au fond
de son cœur. Ce n'était pas pour autant un rejet de
ce qu'il vient de vivre avec Béa, non, loin de là,
l'intensité d'émotion qu'il a éprouvée
à son contact n'a éteint sa flamme que par trop de
force, s'il avait su réguler le souffle celui-ci n'aurait
que raviver les braises incandescentes, mais désormais s'agit-il
de ne plus sombrer dans la torpeur, de ne plus céder à
toutes ces illusions qu'on lui a promenées devant ses yeux
écarquillés, piètres bibelots, bijoux de pacotille,
lumineux mais creux. Plus question de perdre du temps ainsi, il
court déjà sur ses vingt-et-un ans et veut encore
vivre, jusqu'à la satiété ultime, la plénitude
à 180° de l'horizon.
Plus question de
s'attarder dans ces ornières, les mirages, le monde soi-disant
adulte. Plus question de rester là les yeux stupides aux
sourcils froncés, absence de sourire. Plus question de s'épuiser
en vaines paroles, le mouvement, seul le mouvement compte. Plus
question de se laisser attendrir par la faiblesse, plus question
d'avoir pitié des pauvres d'esprit… À bas la
bêtise du cœur, car, oh, tellement contagieuse, non pas
une maladie mais une épidémie. Laisser son corps témoigner
de par son épanouissement, de par son désir, de par
ses aspirations… Laisser la parole au corps et le rythme à
sa respiration.
Ainsi, Théo se dit que la force qu'il aura acquise —
conquise — l'investira et alors pourra-t-il irradier autour
de lui, à qui l'aime, à qui suscite en lui l'amour.
Irradier. Donner. Redevenir ce soleil rougeoyant, pénétrer
à nouveau dans l'âme de ces femmes, de ces jeunes filles.
Ce regain d'énergie, Théo l'éprouve alors qu'il
est étendu de tout son long sur le pavé, l'eau de
la Seine bruissante à deux mètres, le soleil à
la verticale, le t-shirt roulé en boule sous la nuque, le
torse et l'abdomen proies consentantes des rayons.
Conscient que toutes ces résolutions et déclarations
d'intention ne constituent qu'une étape préliminaire,
indispensable certes mais insuffisante, l'action devant aussitôt
prendre le relais, Théo songe au bonheur que ce serait de
trouver instantanément devant lui quelqu'un, une compagne
à qui il pourrait communiquer son exubérance du moment.
Agité par cette vague pensée Théo remue un
peu, ramène les bras sur sa poitrine et négligemment
tapote des doigts, pianotement furtif sur les muscles au repos.
D'un bout à l'autre de son corps se sent-il maître
de lui, alors qu'il sent à l'ombre qu'ils lui projettent
les passants qui se promènent le long du fleuve, anonymes
dont il ne veut plus remplir la silhouette.
|