L'Incandescence,
suite
Il s'assoupissait
presque, quand le prolongement suspect d'une ombre le fait tressaillir
et finalement ouvrir à contrecœur les paupières.
Tout d'abord il ne voit rien qu'une forme humaine violemment éclairée
en contre-jour, puis, ses yeux s'accoutumant, une paire de jambes
effilées, une minijupe, deux mains croisées devant
et des bras nus remontant jusqu'au cou en passant par de petits
seins, un visage vaguement familier, mais qu'il ne parvient pas
à remettre.
– Théo ?
– Oui… ?
– Tu ne te souviens pas ?
– …
– L'église Saint-Sulpice, son porche, tu te rappelles
?
– Oui, oh, oui, il y a un banc vermoulu à droite.
– Oui, et nous y avons parlé quelques minutes…
– Oui, je me souviens… on s'était rencontrés
dans le métro, assis face à face, et on lisait le
même livre… Je ne me souviens pas duquel d'ailleurs…
– Les Illuminations !
– Ah oui, ces chères Illuminations…
Mais, combien de temps ? Deux, trois ans ?
– Au moins, et pourtant nous revoici, aujourd'hui… Cela
ne te dérange pas si je m'assois là ?
– Non, bien sûr que non !
Il se redresse un peu, appuie sa tête contre le mur, la regarde
de côté, le profil, charmant tout cela…
– Mais, je ne me souviens plus…
– Anesthésia, si tu y tiens… Mais c'est normal
que tu ne te rappelles pas, tu ne me l'avais pas demandé
à l'époque, je m'en souviens, j'avais trouvé
ça assez drôle.
– Et tu as été capable de me reconnaître,
après tout ce temps ! Je n'en reviens pas.
– Mais tu n'as pas changé d'un pouce !
– Heureusement, tiens.
Il se redresse entièrement. Il s'apprête à remettre
son t-shirt, mais après une fraction de secondes de réflexion
il se rend compte de l'absurdité de ce geste, ramène
seulement ses bras devant lui, sur un genou.
– Eh bien Anesthésia, quoi de neuf depuis la dernière
fois ? Bien sûr c'est une question qui n'attend aucune réponse,
je ne sais pas pourquoi je la pose, le soleil doit commencer à
me tourner la tête…
– Non, c'est vrai, difficile de reprendre là où
l'on en était resté. Si je me souviens bien —
moi aussi j'ai mes défaillances —, on parlait de poésie,
la première fois. Mais j'ai pas envie d'en reparler maintenant,
il faut la vivre un point c'est tout, ou bien on renonce…
Tu en es où, toi ? Moi, j'ai cédé au mirage
de la bohème pendant tout un temps, j'ai vécu dans
des squats, chez des amis, des connaissances, ou même des
inconnus, je serais incapable de les reconnaître aujourd'hui
d'ailleurs. Pour tout bagage, mon petit Arthur en poche… L'errance,
ah ça, oui, la belle errance. La belle erreur oui. La recherche
permanente de fric, la saleté quoiqu'au bout d'un moment
on s'y fait, sous prétexte de liberté la dépendance,
sous prétexte d'intensité la vulnérabilité…
Quand t'es fatiguée, crispée, que t'en as marre et
que tu t'effondres au moins une fois par jour, que tu craques…
Et le désespoir au bout de la route. Enfin, maintenant, tout
a changé, et je commence à me sentir un peu mieux…
– Ah oui…
Théo ne l'écoute que d'une oreille, il n'écoute
que sa voix feutrée, aux traces d'intonations du midi, masquées.
Les vieux réflexes reviennent à grands pas. Quant
à elle, ses longs cils battent doucement, directs sur l'onde,
elle regarde droit devant elle, ne présentant à Théo
que son profil à la fossette charmante.
– Enfin… tout cela est bien banale, hein ! Et toi ?
– Comment dire… On est au printemps, j'en profite, enfin
j'essaie. Disons que je suis en convalescence…
– C'est bien flou tout ça…
– Je n'ai pas très envie d'en parler, en fait. Rien
n'a vraiment changé depuis la première fois où
on s'est vu, c'est ce qui compte. Il fait beau, c'est le présent
!
Il rit doucement, ravi de ces paroles à l'effet bénéfique.
Oui, il a du mal à se remettre à parler, les mots
ne sont plus aussi fluides qu'auparavant.
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