– Amédée ?
– C'est toi Virginie ?
– Oui.
– Quel bon vent ! Tu es décidée à rentrer
?
– Non.
– Tu es sûre ? Qu'est-ce que tu veux alors ?
– Te prévenir que mon frère passera chez toi
pour récupérer le reste de mes affaires.
– Ah… Tu ne veux pas que je te les dépose ? Chez…
Enfin, là où tu habites en ce moment ? On pourrait
en profiter pour bavarder un peu…
– Non, ça ira. Il passera vers six heures… Ça
te va ? Tu seras chez toi ?
– Aujourd'hui dimanche ? Puisqu'il le faut…
– Bon, ça marche. Il faut que j'y aille, alors salut,
hein. Et sois gentil avec mon frère.
– Mais je suis quand même civilisé !…
Avant que je puisse rajouter quoi que ce soit elle avait raccroché.
Si cela n'avait tenu qu'à moi, je lui aurais fait subir les
derniers outrages à son frère, mais il était
beaucoup plus baraqué que moi.
Je m'en sortais pourtant plutôt bien, apparemment. Quand Virginie
m'avait quitté, une semaine auparavant, je m'étais
moins inquiété de son départ que des possibles
répercussions de celui-ci sur mon état de santé
aussi bien physique que mental.
Cela ne m'était jamais arrivé d'être quitté,
mais j'avais pu observer l'effet dévastateur d'une rupture
sur la plupart de mes amis, quand ceux-ci n'en étaient pas
à l'origine. La stupéfaction tout d'abord, comme si
tout à coup un précipice de 3000 mètres s'ouvrait
sous leurs pieds, l'incompréhension ensuite quand ils se
sentaient tomber, la haine enfin de tout ce qui pouvait incarner
l'être aimé qui les avait rejetés. Haine qui
progressivement se muait en résignation quand, la chute largement
entamée et déjà presque achevée, ils
se prenaient à envisager leur anéantissement. Heureusement
pour eux et pour moi, ils s'avisaient alors d'ouvrir leur parachute
et des vents ascendants les ramenaient vers des terres plus hospitalières.
Entre-temps la sensation de chute pouvait durer des mois, parfois
même des années, et l'ami que j'étais à
leurs yeux devait opiner du chef à leurs déclarations
passionnées, redondantes, stériles pour la plupart,
jérémiades et complaintes terriblement banales et
lassantes entre deux traitements aux antidépresseurs, style
Prozac ou je ne sais quoi. Ayant observé tout cela aux premières
loges et subi indirectement, je possédais des raisons légitimes
d'inquiétude.
Pourtant rien de tel ne m'arrivait. A vrai dire, le départ
de Virginie, même si annoncé d'une voix embarrassée
et brusque au téléphone, c'est-à-dire lâche
et glauque, m'apparaissait une libération. Je ne pouvais
m'empêcher de penser qu'elle avait sans doute raison, que
j'en aurais fait autant si j'avais été à sa
place, que notre relation n'en valait vraiment pas la peine puisqu'elle
s'était achevée, et que puisque j'avais été
incapable d'envisager une rupture à si court terme, je devais
la remercier d'avoir pris les devants de façon si énergique.
Généralement c'était moi qui prenait les devants,
cette fois-ci le contraire se produisait. Cela dit je n'avais pas
été capable de choisir entre elle et la cigarette,
c'était devenu trop difficile pour elle de continuer à
vivre avec un fumeur alors qu'elle avait arrêté il
y a un mois de cela. Non, je ne lui en voulais pas du tout, je savais
bien que c'était une explication facile, le sommet immergé
d'un iceberg masquant un malaise plus profond, mais déjà
il me tardait de vérifier le laps de temps qu'il me faudrait
pour oublier jusqu'à son existence, puisque manifestement
rien de vital n'avait été touché en moi. Quant
à elle, je lui faisais confiance pour se marier à
un non-fumeur et d'ici deux-trois ans je me ferais même invité
à la noce, je serais parrain de leur premier enfant qui porterait
sans doute mon prénom à défaut de mon patronyme,
je l'aurais parié.
Enfin.
Je me retrouvais seul, après deux ans de vie en couple, et
je n'avais pas encore atteint les 30 ans, c'était dire si
la vie s'étalait devant moi riche de promesses en tous genres.
Quelques heures plus tard, le frère de Virginie passa comme
convenu récupérer trois grands sacs qu'avait laissé
sa sœur chez moi. Nous nous dîmes bonjour mais nous en
restâmes là. Je supposai qu'elle habitait chez lui,
dans son minuscule studio que j'avais eu l'occasion de visiter,
un jour. Ils devaient être à l'étroit dedans.
Tant mieux, ça lui ferait les pieds. Arthur dut faire deux
voyages, je le laissai faire. Je n'allais tout de même pas
lui donner un coup de main, après avoir fourni l'effort de
rester chez moi pour lui ouvrir la porte. Enfin celle-ci claqua
sur ses talons.