J'avais désormais l'impression
que mon appartement respirait le neuf, et pourtant je l'habitais
depuis deux ans déjà, un peu plus de deux ans à
vrai dire. J'y avais emménagé très peu de temps
avant de rencontrer Virginie, cela avait été pratique.
Comme beaucoup d'entre nous j'étais resté chez mes
parents jusqu'à 27 ans, afin d'achever sereinement mes études.
Ils avaient été je crois assez soulagés de
me voir enfin louer un appartement à Paris avec mes premiers
deniers, cela faisait déjà un certain temps qu'ils
ne rêvaient que d'une chose, vendre le 36 de la rue Mercadet
pour se retirer en Normandie dans une ferme retapée, maigre
héritage de ma grand-mère maternelle, paix à
son âme. Ils l'auraient fait de toute façon, allant
jusqu'à me proposer de me louer un appartement qui leur servirait
de pied-à-terre quand ils passeraient en visite. Je crois
qu'ils étaient également satisfaits de me voir enfin
sortir de façon stable avec Virginie, qui leur apparaissait
comme une fille bien et qui me rendrait sans doute heureux. Heureux
je ne sais pas, mais elle m'avait sans doute procuré du bien.
Enfin, c'était de l'histoire presque ancienne, maintenant.
J'appréciais beaucoup mon appartement. Tout avait été
conçu pour le rangement. Il y avait de grands placards sur
quatre mètres de long dans le couloir d'entrée, qui
me servaient de penderie pour mes chemises, mes pantalons, mes costumes,
mes manteaux et mes chaussures. De petits tiroirs y étaient
habilement encastrés de façon à me permettre
d'y ranger une foultitude de choses, depuis les chaussettes, les
caleçons, les mouchoirs, les pochettes, les boutons de manchettes,
en passant par les serviettes, les draps, les housses de couette,
les taies d'oreillers, les chiffons, etc. Le couloir d'entrée,
sombre et cossu avec son tapis cramoisi, ses petites appliques à
la lumière jaune, donnait accès à son extrémité
à une grande et belle pièce circulaire qui possédait
trois portes fenêtres donnant sur autant d'expositions différentes,
générant une luminosité sans égale.
Des étagères étaient pratiquées en profondeur
des murs, me permettant d'y aligner les quelques livres que je possédais,
des collections de magazines et de revues, des bandes-dessinées,
des livres d'art pour faire bien, accumulation de cadeaux de Noël
d'une autre époque. Lors de mon déménagement
j'avais décidé de jeter tous les autres livres issus
de mon enfance et de mon adolescence, je ne les relisais jamais
et de plus les cartons étaient décidément trop
lourds à porter. Les multiples rayonnages me permettaient
d'y exposer les quelques bibelots en ma possession, jusqu'à
un petit Bonsaï que Virginie nous avait offert l'hiver dernier.
La télévision se trouvait là, face au canapé.
Avec son écran panoramique géant, elle en imposait.
Un placard fermé contenait ma vaissellerie, verres et couverts
compris. Les portes-fenêtres donnaient sur un petit balcon
où je prenais l'air le matin, où je fumais une cigarette
le soir, balcon que tout le monde m'enviait. Il m'arrivait de passer
des heures là, le week-end, quand le temps était plus
clément, à regarder les scènes de rues, les
voitures bloquées qui klaxonnaient nerveusement, les promeneurs
de chiens ou les chiens qui promenaient leur maître, cela
me faisait penser à Vergès mon vieux labrador de dix
ans, bien plus heureux chez mes parents en Normandie, qui courait
la gueuse à travers la campagne et se vautrait dans les poubelles.
Le couloir donnait sur une petite cuisine latérale équipée
— cuisinière mixte, lave-vaisselle et lave-linge, four
à micro-onde, réfrigérateur-congélateur
—, impeccable car munie de nombreux tiroirs et placards, et
de l'autre côté sur une chambre assez petite mais où
trônait un magnifique lit, immense, que je m'étais
offert il y avait une année de cela. Près de la porte
d'entrée, de part et d'autre du couloir, on pouvait accéder
à la salle de bain et aux toilettes, ou à une pièce
qui pouvait constituer au choix un bureau, une chambre d'ami, la
chambre du futur éventuel petit, pour l'instant un débarras
où s'entassaient des cartons de revues juridiques et de manuels
de travail. Je ne pouvais me résoudre à les jeter
même si la bibliothèque électronique personnelle
que je constituais peu à peu allait pouvoir me permettre
de m'en passer. Je n'entrais pratiquement jamais dans cette pièce,
son désordre me faisait horreur. Mon ordinateur portable
et son modem étaient rangés dans le living, c'est
là-bas que je surfais sur le Web et que j'effectuais ma comptabilité
ou mes recherches. Ce que j'aimais dans cet appartement, c'était
que tout y était net, impeccable, propre. Rien ne traînait,
on avait toujours l'impression que personne ne l'habitait, ou presque.
Non, il fallait bien le dire, cet appartement était un rêve
de maniaque.
La plupart du temps je me trouvais dans le living spacieux, cette
pièce circulaire me donnait l'impression d'être à
l'avancée du monde, comme sur une proue de navire amiral
ou DiCaprio à l'avant du Titanic exerçant ses cordes
vocales. Du quatrième étage où je me trouvais
je n'avais pas à craindre de vis-à-vis, en face s'étendait
le préau d'une école primaire protégée
par un long mur gris. Je me battais avec les copropriétaires
du voisinage pour que la municipalité fasse ériger
un mur supplémentaire contre les nuisances sonores, les braillements
stridents des gamins pouvant être susceptibles de déclencher
des envies de meurtre, surtout le samedi matin. Tout meurtre dans
ce cas de figure aurait été de la légitime
défense, mais allez expliquer cela à un juge. Il fallait
cependant préciser que je passais très peu de temps
dans cet appartement. Les horaires étendus du bureau, les
amis à voir, tout se conjuguait pour que j'en profite le
moins possible. Je savais pourtant qu'il était là,
et cela suffisait à me rassurer, tel l'équilibriste
sur son fil qui sait qu'un filet de sécurité moelleux
s'étend au-dessous, prêt à l'accueillir en cas
de pépin.
Dans ma salle de bain s'étendait un grand miroir qui couvrait
tout un mur, héritage des précédents locataires.
Je m'y mirais à intervalles réguliers, tout habillé,
éprouvant une certaine répulsion à me regarder
comme d'autres tout nu et à tout moment. J'attendais donc
que la buée de ma douche matinale finisse par s'évaporer,
puis je me plantai là, droit comme un i, devant la glace.
L'image qui m'était renvoyée était celle d'un
jeune homme d'un mètre soixante-dix-huit, à la beauté
absente mais au charme certain quand je souriais discrètement.
Des cheveux bruns abondaient sur mon crâne, où apparaissaient
quelques filaments blancs, surtout du côté des tempes,
ce dont j'étais très fier. En revanche j'avais nettement
l'impression qu'un début de calvitie accomplissait son œuvre
tout en haut, mais je comptais me soigner, il existait des remèdes.
Mon nez était droit, mes yeux bruns n'étaient pas
trop rapprochés, ma bouche était expressive, surtout
la lèvre supérieure. Je n'étais pas particulièrement
maigre, certes, mais la consommation de bières et de pizzas
avaient fini par arrondir ma silhouette, créant une ceinture
de chair un peu superflue autour de mon ventre. Ce qu'on appelait
de l'embonpoint, même si cela semblait un tout petit peu exagéré
à moins de trente ans. Je disposais de jambes très
normales, un peu trop poilues à mon goût, mais fines
et musclées. J'avais de jolies fesses m'avait-on dit, c'était
un avantage. En revanche mon nombril était complètement
raté, protubérant, un nœud maladroit, symbole
à mes yeux d'une naissance par trop expéditive. Tout
habillé je me confondais très bien avec la foule anonyme
qui arpentait les rues, avenues et boulevards, jamais ne se serait-on
arrêté sur moi, j'étais quelconque et cela me
plaisait de le rester. C'était rassurant, je faisais partie
de la moyenne anonyme et si puissante. Quelques mauvaises langues
m'avaient donné un air de vague ressemblance avec Daroussin,
l'acteur, mais cela restait heureusement ponctuel.
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