Après une nuit sans rêve,
le lendemain matin, je passai en revue ma penderie, cherchant une
écharpe. Je commençais à accumuler un certain
nombre de costumes griffés, de belles chemises Figaret, de
superbes collections de pompes reluisantes. Ce spectacle quotidien
me rassurait. Je me trouvais du bon côté des choses,
me disais-je en tâtant les différents étoffes,
ou en cirant une paire de chaussures moi-même. Il y avait
tellement de monde qui vivait au-dessous du seuil de pauvreté.
Tellement de miséreux. Des hordes d'exclus de notre société
impitoyable où ne triomphaient que les plus forts. On ne
le disait pas mais c'était comme ça. A la force du
poignet je m'étais bâti, j'étais un modèle
de réussite sociale, certes encore modeste, mais à
l'ascension inexorable car bien engagée dès le départ.
Oui, il ne fallait pas faire confiance dans l'État, cela
n'aurait tenu qu'à moi on aurait viré les trois-quarts
de ces fonctionnaires aigris qui faisaient grève pour un
oui ou pour un non. J'étais partisan du libéralisme
sauvage, je ne m'en cachais nullement, qui se comportait comme le
meilleur des systèmes puisqu'il reproduisait exactement les
lois de la nature. D'autres auraient parlé de justice sociale,
de protection des défavorisés… Moi je pensais
que l'on pouvait réussir à force de ténacité,
de persévérance, au mérite et à la compétence
chèrement acquise. La France allait mal. On mégotait
sur les privatisations alors que l'économie mondiale exigeait
de vrais dirigeants, des entrepreneurs, des capitaines d'industrie,
des barons de la presse, et que la France paraissait mal en point
pour affronter la concurrence internationale. C'était pitoyable.
On parlait même de forcer les entreprises à appliquer
les 35 heures aux cadres… Chez Smith & Brown nous avions
eu une réunion secrète à ce sujet. Chacun des
cadres avait été équipé d'un portable
chez lui, à son domicile, connecté par modem au siège.
Nous pourrions travailler de chez nous, aucun contrôle ne
pourrait être efficace. Nous avions nommé ce plan "
Survival ". A l'heure de la mondialisation de l'économie
nous étions armés pour réussir en France, malgré
les obstacles que quelques lobbies et ministres véreux qui
n'étaient pas encore mis en examen nous jetaient dans les
pattes. J'optai pour l'écharpe en cachemire cramoisie, elle
me donnait bonne mine.
Alors que je m'apprêtais à partir au bureau, ce lundi
brumeux et humide, je me fis soudain la réflexion qu'on pouvait
dire que j'étais un psychorigide de la plus belle sorte et
tout à fait normalement constitué, il suffisait de
s'assumer. J'aurais dû dire cela au consultant du centre de
Dianétique que j'avais été voir avec mon ami
Louis il y a quelques mois de cela.
Nous nous promenions dans un coin du XVIIe arrondissement, quand
nous avions vu en vitrine d'un magasin discret des exemplaires d'un
test de personnalité qu'on nous proposait de faire, composé
de 200 questions fondées sur des "recherches scientifiques".
Nous disposions de temps, pour une fois, et nous avions passé
une bonne heure à remplir les cases, chacun de notre côté,
avec des "Oui, le plus souvent oui", "Peut-être,
ou de temps en temps", ou "ni oui ni non", ou encore
"Non, le plus souvent non". De toute façon, c'était
un test gratuit. Une fois que nous avions eu terminé, nos
grilles de réponses avaient été passées
au crible d'un ordinateur qui nous avait sorti de belle courbes,
très similaires pour Louis et moi. Nous avions été
un peu déçus, il n'y avait aucune explication. Nous
avions donc accepté, comme on nous l'avait proposé,
d'avoir un entretien avec un consultant qui se tenait à notre
disposition. Nous avions passé trop de temps à remplir
les cases pour nous contenter d'une courbe abstraite, et puis cela
nous plaisait bien d'entendre parler de nous. Mon consultant avait
le teint maladif et il se dégageait de lui une odeur pestilentielle
d'eau de toilette bon marché. Pendant une demi-heure il s'était
évertué à m'expliquer que derrière ma
réussite d'avocat il y avait un malaise profond, que j'étais
dans une mauvaise passe, qu'un jour ou l'autre je finirais par craquer
tant je me dissimulais ma nature profonde, etc. Je n'avais pas été
convaincu. Notre conversation s'était envenimée. Louis
de son côté avait vécu une expérience
similaire avec son consultant. Mais même si j'en avais rigolé
avec Louis, m'apercevant plus tard que ce centre de Dianétique
appartenait en fait à l'église de scientologie, le
consultant m'avait rendu furieux, sans que je parvienne à
comprendre pourquoi. De toute façon j'en étais ressorti
intact et je n'étais jamais revenu les voir, rue Legendre.
Pour l'heure nous nous trouvions à Paris, un mois de septembre
typique à vrai dire, doré et pluvieux en alternance,
où les jours raccourcissaient à l'œil nu. La
taxe sur les alcools et les cigarettes avait encore été
augmentée, entre deux nouvelles mises en examen d'élus
locaux. Les Parisiens arboraient leur plus belle agressivité
légendaire, de celle qui faisait dire aux touristes que décidément
la France serait un pays merveilleux s'il n'y avait pas tant de
Français, leur air déprimé ou soucieux, chaque
jour ressemblait à un autre et c'était rassurant.
Ce jour-ci, comme tous les matins, je pris le métro à
Lamark et descendis à George V après avoir changé
à Concorde. Il n'y avait guère qu'au mois d'août
que je me permettais de marcher à pied depuis la Concorde,
quand les odeurs corporelles se faisaient trop fortes sous terre.
A George V, je remontai l'avenue pour aboutir au 43, immeuble haussmannien
respirant l'opulence, avec sa collection de plaques gravées
de médecins spécialistes, de cabinets de notaires
et d'avocats. Je montai au pas de course les deux étages
pour pénétrer enfin dans les bureaux de Smith &
Brown, filiale française du célèbre groupe
américain où je travaillais depuis dix-huit mois déjà.
– Bonjour tout le monde ! Bonjour Aurélie !
– Bonjour Monsieur Blanchard…
Je commençais à bien connaître les lieux et
leur moquette triple épaisseur bleu horizon. J'appelais tout
le monde par son petit nom. Combien de jours étais-je venu,
combien de soirées j'avais dû passer là, avec
Bernard B. qui lisait par dessus mon épaule la cinquième
version du contrat que je corrigeais pour lui. J'avais même
écumé plus d'une nuit ici, Pizza Hut margarita livraison
expresse à l'appui, en particulier lors de négociations
avec notre puissante maison mère, à cause du décalage
horaire bien entendu. J'étais content de mon sort ma foi.
Il y avait dehors tant de malheureux qui redoutaient l'hiver, tant
de chômeurs devant se contenter d'une télévision
à moins de dix chaînes, tant de marginaux parasites
de la société, intermittents du spectacle ou autres,
asséditiques en tous genres, tant d'ennuyés de l'existence
et moi, j'étais assis là, bien au chaud à mon
vaste bureau aux piles de dossiers harmonieuses et colorées,
bien noté par les Associés, meuble parmi les meubles,
chargé de mission insectimale et pourtant si conscient de
mon utilité à mon échelle.
L'absence de Virginie m'apportait l'avantage inappréciable
de pouvoir désormais rester plus tardivement au bureau, d'être
un peu plus disponible pour les Associés, Bernard en particulier
qui bien entendu en profitait allègrement. C'était
le rôle des Associés, et de tout dirigeant avisé
d'ailleurs. J'aimais cette image de l'éponge que l'on presse
jusqu'à s'en faire blanchir les articulations pour en extirper
la dernière goutte de Paic Citron liquide. Un jour je serais
peut-être comme Eux, me disais-je lors de douces périodes
d'euphorie près de la machine à café. Je serrai
alors dans ma paume le petit carnet d'adresses acheté spécialement
pour ces temps futurs, où je noterais les coordonnées
de mes fidèles clients, ma Clientèle. Pour l'instant
y figuraient mon médecin généraliste, mon dentiste,
mon psychiatre — même si je n'y allais plus depuis deux
ans —, mon numéro de sécurité sociale
et le code de ma carte bleue, planqué entre plusieurs séries
aléatoires de chiffres. Mon groupe sanguin, un accident était
si vite arrivé. C'était un début. Je ne voyais
pas le client, j'incarnais l'homme de l'ombre compétent,
maître des dossiers, invisible à autrui, l'esclave
si indispensable au maître que celui-ci n'était plus
rien sans lui, cela ne me gênait pas bien au contraire, je
préférais l'idée du client au client lui-même,
me l'imaginer comme je le voulais, et non pas comme la réalité
me l'aurait dicté.
J'avais parcouru un sans-faute jusqu'ici, il fallait le dire. Après
mes études secondaires dans le collège privé
de Passy-Buzenval, institution prospère et chrétienne
de Rueil-Malmaison, repaire de fils de bonne famille doté
d'un grand parc et de cours de tennis, où il était
de bon ton de fumer ses premières cigarettes d'un air compassé
en parlant du cours de CAC 40, mais où j'avais réussi
mon Bac B avec mention, j'avais suivi une hypokhâgne passionnante
au lycée Condorcet. J'avais ensuite préparé
Sciences Po et passé rue Saint-Dominique trois années
denses et enrichissantes. J'avais par la suite continué mes
études de droit jusqu'à faire deux DEA de droit des
Affaires, la voie royale. Il suffisait de lire les annonces de Le
Monde pour se le voir confirmer tous les jours, la plupart des sociétés
cherchaient des avocats d'affaires sur quatre pages au moins. Parallèlement
à mes études, grâce à mon père
ravi que son fils suive la même filière que lui, j'effectuais
régulièrement des stages dans des cabinets ou en entreprise,
mon CV devenait inattaquable.
J'avais évidement réussi le CFPA puis le CAPA, une
formalité. J'étais devenu Avocat au Barreau de Paris.
Soldat des temps modernes. Juste avant d'être recruté
par Smith & Brown, j'avais effectué un stage de trois
mois en Angleterre pour parfaire ma connaissance de la langue des
vainqueurs. Je me débrouillais suffisamment pour faire semblant
de parler l'anglais couramment, aux oreilles en tout cas de mes
collègues parisiens. Bref, j'étais fier de mon cursus,
il était sans taches. Avec un peu de chances je pourrais
me payer un jour ce luxe dont j'avais rêvé depuis mon
adolescence marquée par ces appelés bruyants et rasés
s'entassant dans les wagons, à savoir voyager en première
classe, ce fantasme étant personnellement ce qui m'aurait
fait préférer le train, comme ils disaient.
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