FRACTEUS matrice d'1 identité chaotique quantique / réflexion instable déformée évolutive aléatoire du je en mots / perceptions… MATRICE code source à multiples variables / dimensions connues et inconnues / coefficients espace temps indéterminés / ensemble apparemment ordonné / interface / témoignage… THEO BLAST sujet / terrain / 2 la matrice / je / est 1 / infinité (d') autre(s) / provisoirement définitif & définitivement provisoire…

 


Après une nuit sans rêve, le lendemain matin, je passai en revue ma penderie, cherchant une écharpe. Je commençais à accumuler un certain nombre de costumes griffés, de belles chemises Figaret, de superbes collections de pompes reluisantes. Ce spectacle quotidien me rassurait. Je me trouvais du bon côté des choses, me disais-je en tâtant les différents étoffes, ou en cirant une paire de chaussures moi-même. Il y avait tellement de monde qui vivait au-dessous du seuil de pauvreté. Tellement de miséreux. Des hordes d'exclus de notre société impitoyable où ne triomphaient que les plus forts. On ne le disait pas mais c'était comme ça. A la force du poignet je m'étais bâti, j'étais un modèle de réussite sociale, certes encore modeste, mais à l'ascension inexorable car bien engagée dès le départ. Oui, il ne fallait pas faire confiance dans l'État, cela n'aurait tenu qu'à moi on aurait viré les trois-quarts de ces fonctionnaires aigris qui faisaient grève pour un oui ou pour un non. J'étais partisan du libéralisme sauvage, je ne m'en cachais nullement, qui se comportait comme le meilleur des systèmes puisqu'il reproduisait exactement les lois de la nature. D'autres auraient parlé de justice sociale, de protection des défavorisés… Moi je pensais que l'on pouvait réussir à force de ténacité, de persévérance, au mérite et à la compétence chèrement acquise. La France allait mal. On mégotait sur les privatisations alors que l'économie mondiale exigeait de vrais dirigeants, des entrepreneurs, des capitaines d'industrie, des barons de la presse, et que la France paraissait mal en point pour affronter la concurrence internationale. C'était pitoyable. On parlait même de forcer les entreprises à appliquer les 35 heures aux cadres… Chez Smith & Brown nous avions eu une réunion secrète à ce sujet. Chacun des cadres avait été équipé d'un portable chez lui, à son domicile, connecté par modem au siège. Nous pourrions travailler de chez nous, aucun contrôle ne pourrait être efficace. Nous avions nommé ce plan " Survival ". A l'heure de la mondialisation de l'économie nous étions armés pour réussir en France, malgré les obstacles que quelques lobbies et ministres véreux qui n'étaient pas encore mis en examen nous jetaient dans les pattes. J'optai pour l'écharpe en cachemire cramoisie, elle me donnait bonne mine.

Alors que je m'apprêtais à partir au bureau, ce lundi brumeux et humide, je me fis soudain la réflexion qu'on pouvait dire que j'étais un psychorigide de la plus belle sorte et tout à fait normalement constitué, il suffisait de s'assumer. J'aurais dû dire cela au consultant du centre de Dianétique que j'avais été voir avec mon ami Louis il y a quelques mois de cela.

Nous nous promenions dans un coin du XVIIe arrondissement, quand nous avions vu en vitrine d'un magasin discret des exemplaires d'un test de personnalité qu'on nous proposait de faire, composé de 200 questions fondées sur des "recherches scientifiques". Nous disposions de temps, pour une fois, et nous avions passé une bonne heure à remplir les cases, chacun de notre côté, avec des "Oui, le plus souvent oui", "Peut-être, ou de temps en temps", ou "ni oui ni non", ou encore "Non, le plus souvent non". De toute façon, c'était un test gratuit. Une fois que nous avions eu terminé, nos grilles de réponses avaient été passées au crible d'un ordinateur qui nous avait sorti de belle courbes, très similaires pour Louis et moi. Nous avions été un peu déçus, il n'y avait aucune explication. Nous avions donc accepté, comme on nous l'avait proposé, d'avoir un entretien avec un consultant qui se tenait à notre disposition. Nous avions passé trop de temps à remplir les cases pour nous contenter d'une courbe abstraite, et puis cela nous plaisait bien d'entendre parler de nous. Mon consultant avait le teint maladif et il se dégageait de lui une odeur pestilentielle d'eau de toilette bon marché. Pendant une demi-heure il s'était évertué à m'expliquer que derrière ma réussite d'avocat il y avait un malaise profond, que j'étais dans une mauvaise passe, qu'un jour ou l'autre je finirais par craquer tant je me dissimulais ma nature profonde, etc. Je n'avais pas été convaincu. Notre conversation s'était envenimée. Louis de son côté avait vécu une expérience similaire avec son consultant. Mais même si j'en avais rigolé avec Louis, m'apercevant plus tard que ce centre de Dianétique appartenait en fait à l'église de scientologie, le consultant m'avait rendu furieux, sans que je parvienne à comprendre pourquoi. De toute façon j'en étais ressorti intact et je n'étais jamais revenu les voir, rue Legendre.

Pour l'heure nous nous trouvions à Paris, un mois de septembre typique à vrai dire, doré et pluvieux en alternance, où les jours raccourcissaient à l'œil nu. La taxe sur les alcools et les cigarettes avait encore été augmentée, entre deux nouvelles mises en examen d'élus locaux. Les Parisiens arboraient leur plus belle agressivité légendaire, de celle qui faisait dire aux touristes que décidément la France serait un pays merveilleux s'il n'y avait pas tant de Français, leur air déprimé ou soucieux, chaque jour ressemblait à un autre et c'était rassurant. Ce jour-ci, comme tous les matins, je pris le métro à Lamark et descendis à George V après avoir changé à Concorde. Il n'y avait guère qu'au mois d'août que je me permettais de marcher à pied depuis la Concorde, quand les odeurs corporelles se faisaient trop fortes sous terre. A George V, je remontai l'avenue pour aboutir au 43, immeuble haussmannien respirant l'opulence, avec sa collection de plaques gravées de médecins spécialistes, de cabinets de notaires et d'avocats. Je montai au pas de course les deux étages pour pénétrer enfin dans les bureaux de Smith & Brown, filiale française du célèbre groupe américain où je travaillais depuis dix-huit mois déjà.

– Bonjour tout le monde ! Bonjour Aurélie !
– Bonjour Monsieur Blanchard…

Je commençais à bien connaître les lieux et leur moquette triple épaisseur bleu horizon. J'appelais tout le monde par son petit nom. Combien de jours étais-je venu, combien de soirées j'avais dû passer là, avec Bernard B. qui lisait par dessus mon épaule la cinquième version du contrat que je corrigeais pour lui. J'avais même écumé plus d'une nuit ici, Pizza Hut margarita livraison expresse à l'appui, en particulier lors de négociations avec notre puissante maison mère, à cause du décalage horaire bien entendu. J'étais content de mon sort ma foi. Il y avait dehors tant de malheureux qui redoutaient l'hiver, tant de chômeurs devant se contenter d'une télévision à moins de dix chaînes, tant de marginaux parasites de la société, intermittents du spectacle ou autres, asséditiques en tous genres, tant d'ennuyés de l'existence et moi, j'étais assis là, bien au chaud à mon vaste bureau aux piles de dossiers harmonieuses et colorées, bien noté par les Associés, meuble parmi les meubles, chargé de mission insectimale et pourtant si conscient de mon utilité à mon échelle.

L'absence de Virginie m'apportait l'avantage inappréciable de pouvoir désormais rester plus tardivement au bureau, d'être un peu plus disponible pour les Associés, Bernard en particulier qui bien entendu en profitait allègrement. C'était le rôle des Associés, et de tout dirigeant avisé d'ailleurs. J'aimais cette image de l'éponge que l'on presse jusqu'à s'en faire blanchir les articulations pour en extirper la dernière goutte de Paic Citron liquide. Un jour je serais peut-être comme Eux, me disais-je lors de douces périodes d'euphorie près de la machine à café. Je serrai alors dans ma paume le petit carnet d'adresses acheté spécialement pour ces temps futurs, où je noterais les coordonnées de mes fidèles clients, ma Clientèle. Pour l'instant y figuraient mon médecin généraliste, mon dentiste, mon psychiatre — même si je n'y allais plus depuis deux ans —, mon numéro de sécurité sociale et le code de ma carte bleue, planqué entre plusieurs séries aléatoires de chiffres. Mon groupe sanguin, un accident était si vite arrivé. C'était un début. Je ne voyais pas le client, j'incarnais l'homme de l'ombre compétent, maître des dossiers, invisible à autrui, l'esclave si indispensable au maître que celui-ci n'était plus rien sans lui, cela ne me gênait pas bien au contraire, je préférais l'idée du client au client lui-même, me l'imaginer comme je le voulais, et non pas comme la réalité me l'aurait dicté.

J'avais parcouru un sans-faute jusqu'ici, il fallait le dire. Après mes études secondaires dans le collège privé de Passy-Buzenval, institution prospère et chrétienne de Rueil-Malmaison, repaire de fils de bonne famille doté d'un grand parc et de cours de tennis, où il était de bon ton de fumer ses premières cigarettes d'un air compassé en parlant du cours de CAC 40, mais où j'avais réussi mon Bac B avec mention, j'avais suivi une hypokhâgne passionnante au lycée Condorcet. J'avais ensuite préparé Sciences Po et passé rue Saint-Dominique trois années denses et enrichissantes. J'avais par la suite continué mes études de droit jusqu'à faire deux DEA de droit des Affaires, la voie royale. Il suffisait de lire les annonces de Le Monde pour se le voir confirmer tous les jours, la plupart des sociétés cherchaient des avocats d'affaires sur quatre pages au moins. Parallèlement à mes études, grâce à mon père ravi que son fils suive la même filière que lui, j'effectuais régulièrement des stages dans des cabinets ou en entreprise, mon CV devenait inattaquable.

J'avais évidement réussi le CFPA puis le CAPA, une formalité. J'étais devenu Avocat au Barreau de Paris. Soldat des temps modernes. Juste avant d'être recruté par Smith & Brown, j'avais effectué un stage de trois mois en Angleterre pour parfaire ma connaissance de la langue des vainqueurs. Je me débrouillais suffisamment pour faire semblant de parler l'anglais couramment, aux oreilles en tout cas de mes collègues parisiens. Bref, j'étais fier de mon cursus, il était sans taches. Avec un peu de chances je pourrais me payer un jour ce luxe dont j'avais rêvé depuis mon adolescence marquée par ces appelés bruyants et rasés s'entassant dans les wagons, à savoir voyager en première classe, ce fantasme étant personnellement ce qui m'aurait fait préférer le train, comme ils disaient.


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