La rencontre improbable,
suite
3.
Ils se dirigent vers le fond
du café, elle, assurée, comme mue par un instinct
familier, lui, guindé, mécanique, un peu ivre. Aussitôt
assise elle se love dans le coin et prend une attitude d’attente.
Théo ne sait pas très bien par où commencer.
Il hèle le garçon, commande deux cafés. À
son grand soulagement elle rompt ce silence un peu gêné,
pudique, qu’une rencontre impromptue crée sitôt
les mots d’introduction effacés.
– Alors vous cherchiez à me voir ? Pourquoi donc ?
– Comme ça, parce que j’en éprouvais l’envie…
comment dire ?
C’est horrible, il bafouille, ce n’est pas du tout ce
qu’il veut lui dire, il cherche ses mots, la rengaine qui
lui trotte depuis tout ce temps dans la tête. Mais peine perdue,
il n’arrive pas à retrouver ses moyens, il fixe désespérément
sa tasse, agite sa cuiller frénétiquement… rien
ne sort. Elle ne dit rien, jugeant sans doute insuffisante sa réponse,
elle le regarde il le sent.
– Oui… Figurez-vous que j’habite en face de chez
vous, sur l’autre trottoir.
– Ah bon !
– Et, surtout n’allez pas vous méprendre, j’ai
l’impression de bien vous connaître. Je tenais à
vous rencontrer… pour vérifier… certaines choses.
Il risque un coup d’œil furtif en direction de la femme,
mais il ne rencontre qu’un profil, sombre, que la lumière
en contre-jour dessine en oubliant de le colorer. Ce profil est
immobile, excessivement même, pas une veine, pas une palpitation.
– Oui, j’ai l’impression, enfin, j’avais
l’impression que nous avons énormément de choses
en commun, je me sentais complice de cette silhouette séparée
de moi que par l’espace d’une rue, et je voulais absolument
que nous parlions, histoire de resserrer cette distance…
Elle l’interrompt brusquement :
– Et si vous vous trompiez ?
– Je ne pense pas… mais il faut que je vous explique…
c’est très confus dans ma tête… enfin je
vais essayer… d’une part, comme je disais, je me sentais
complice, très proche, et en même temps, vous me fasciniez
complètement.
– Vous êtes sûr que vous ne me confondez pas avec
un rêve, un fantasme, un cauchemar, enfin, quelque chose du
genre ?
– Figurez-vous que je me le suis effectivement demandé
pendant un certain temps, si vous n’étiez pas un rêve
que je vivais… mais un rêve comporte toujours un déclic
au bout, une fin, et pour l’instant je ne l’ai pas perçu,
ce déclic…
– Ça, c’est vous qui le dîtes !
– De toute façon, pour vraiment connaître le
fin fond des choses, il fallait bien que je vous rencontre…
pour aboutir à quelque chose, même si cela signifie
un rêve brisé.
– Et maintenant ?
– Maintenant, je ne sais plus où j’en suis, c’est
comme si tout ce que je voulais vous dire était brouillé,
mystérieusement, et en vain j’essais de sortir quelque
chose…
Il boit le restant de son café. Le bruit que fait sa tasse
en touchant la coupelle sur la table ressemble presque à
une détonation, tellement le silence autour d’eux deux
est fort. Il a l’impression qu’ils sont complètement
isolés du reste des consommateurs, du reste de la rue, du
monde. Cela le terrifie, intérieurement… trop de responsabilité,
aucun échappatoire, aucune issue… Il ne reste que la
fuite en avant.
– Comment vous appelez-vous ?
Elle fait une petite moue, soupire et dit :
– Bon, puisqu’il faut en passer par là…
Alix.
– Original… moi c’est Théo.
Intolérable, Cette conversation prend une tournure désagréable,
et c’est sa faute, les mots qu’ils emploie sonnent creux…
Elle reprend la parole souffrante, et dit, comme si elle se parlait
à elle-même :
– Pourquoi s’attache-t-on tellement aux noms ? Qu’est-ce
que ça apporte ? Une reconnaissance, un signe de connivence ?
C’est un peu pauvre, à mon avis, en tout cas ça
ne suffit pas… Je pense même qu’on peut s’en
passer… Ne croyez-vous pas ?
Elle lui tend la perche, sans en avoir l’air, mais elle le
force ainsi à plonger dans la matière même…
de la cage aux lions il s’engouffre dans un précipice
a-t-il l’impression.
– Effectivement, tout cela n’a pas vraiment d’importance…
– N’est-ce pas ? Une personne restera bien toujours
la même, en dépit de ses différents noms. Et
puis d’abord, l’avons-nous choisi, ce nom ? Sûrement
pas ! D’une façon ou d’une autre il est vide,
il n’est qu’une illusion. Un nom, c’est un mot
parmi d’autres, ni plus ni moins. Tout ce que nous accordons
à ce nom, c’est quelque chose de subjectif, d’a
posteriori… en lui-même, un nom n’est rien…
– Je suis bien d’accord… Alix.
Elle sursaute, et pour la première dis elle lui adresse un
léger sourire.
– Excusez-moi, je me suis un peu emportée.
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